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ce que j’ai écrit jadis n’était qu’une sorte d’apprentissage destiné à me rendre plus facile la tâche que j’allais entreprendre. Je ne parlai de mon projet à personne, mais je ne le cachai ni à Louis de Cormenin, ni à Gustave Flaubert, dont la discrétion ne se laissait pas surprendre. Le sujet que j’avais à traiter était si simple, si bien à la portée de tout le monde qu’il me semblait que chacun allait s’en emparer. Louis de Cormenin m’approuva et, quoiqu’il lui un peu effrayé de la longueur du travail, m’engagea à y mettre toute la persistance dont j’étais capable. Flaubert m’écouta et, lorsqu’il eut compris ce que je voulais faire, il me dit : « Descends au plus profond de Paris, étudie-le dans ses parties les plus secrètes et puis écris un roman dans lequel tu condenseras les observations que tu auras recueillies. « Il m’exposa alors une théorie que je connaissais déjà pour l’avoir entendu émettre à Ernest Feydeau. — Le roman est le document historique par excellence ; nul plus tard ne pourra écrire l’histoire du règne de Louis-Philippe sans consulter Balzac ; le roman, œuvre d’imagination inspirée par la réalité, doit contenir des détails vrais, techniques, indiscutables qui lui donnent la valeur d’un livre d’annales ; démonter Paris pour en décrire le fonctionnement, c’est faire œuvre de mécanicien ; démonter Paris pour en transporter le mouvement mathématique dans un roman, c’est faire œuvre d’écrivain ; hésiter est une faute, mal choisir est un crime. — Je lui avouai que j’étais décidé à être criminel et mécanicien. Il ne m’épargna pas les apostrophes ; répétant un de ses mots favoris, il me dit : « Prends garde ! tu es sur une pente ! Tu as déjà abandonné l’usage des plumes d’oie pour adopter celui des plumes de fer, ce qui est le fait d’une âme faible. Dans la préface des Chants modernes, tu as débité un tas de sornettes passablement déshonorantes, tu as célébré l’industrie et chanté la vapeur, ce qui est idiot et par trop saint-simonien. Tant de turpitudes ne t’ont point encore apaisé et voilà que maintenant tu vas faire de la littérature administrative ; si tu continues, avant six mois, tu entreras dans l’enregistrement. » J’étais accoutumé à ses boutades et ne m’en troublais guère. Sa plus vive plaisanterie consistait à me dire ou à m’écrire : « Vieil économiste, j’apprends avec plaisir que l’on t’a enfin rendu justice et que tu viens d’être nommé sous-chef de bureau à l’entrepôt des vins. » Je riais et lui fournissais motif à des railleries qui l’amusaient. Lorsque j’eus publié mon étude sur Paris souterrain[1], il m’appela l’égoutier et me conserva ce surnom jusqu’à la fin de sa vie.

Je m’étais passionné pour mon travail et j’y employais mon

  1. Voyez la Revue du 1er  juillet 1873.