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géographie ne varie pas ; les fleuves, les mers, les grandes routes du commerce restent constamment à la même place. Il en résulte que les nations peuvent changer de régime politique, mais que leurs intérêts ne changent pas. Il en résulte aussi, — il faut avoir le courage de l’avouer, — que les intérêts d’une nation sont quelquefois opposés à l’émancipation d’un peuple qui puiserait dans la liberté une trop grande force d’expansion, et qu’en cela ils s’accordent avec ceux d’un gouvernement même oppresseur. Cela s’est vu. Il ne faudrait pas chercher bien loin des exemples pour montrer que des peuples émancipés ont tourné immédiatement leur ambition et leur activité contre ceux qui les avaient délivrés. Mais à quoi bon ? En supposant que les illusions radicales eussent quelque réalité, que la solidarité des peuples dans la liberté fut une vérité théorique indéniable, il s’agirait encore de savoir s’il est prudent pour la France de proclamer cette vérité, de s’en faire le champion. Le gouvernement de la France étant le seul qui se proposât pour but la libération des races humaines aurait immédiatement contre lui tous les autres. Or les gouvernemens, c’est la force, si la liberté des peuples est le droit ; et nous avons appris trop cruellement que la force primait le droit pour l’avoir déjà oublié.

Quant à la question des races inférieures, il est étrange qu’elle puisse même être discutée. Sans doute les races inférieures sont susceptibles d’éducation ; le jour viendra où, assez avancées pour se gouverner elles-mêmes, elles n’auront plus besoin de maîtres et de tuteurs. Mais nous sommes bien loin de ce jour, dont l’aurore ne blanchit pas encore l’horizon. Jusque-là, il faut les dominer, non pour les opprimer, non pour les exploiter surtout, mais pour les élever et pour les empêcher d’abuser contre nous de leur puissance matérielle, qui, parfois, est formidable. Qu’on consulte l’histoire, on verra que la civilisation est toujours venue d’en haut ; à l’origine du monde, elle est l’œuvre des dieux et des héros, plus tard, elle est développée par les grands gouvernemens et par les grands hommes. Jamais elle ne sort d’en bas ; jamais elle ne naît parmi les masses comme une génération spontanée ; jamais elle n’est la création inconsciente des peuples. Elle s’impose par la conviction aux nations déjà éclairées ; elle s’impose aux autres par la force. Les barbares la méprisent, les musulmans la repoussent comme un sacrilège, elle effraie les sauvages, qui n’y voient qu’une puissance magique devant laquelle ils sont tentés de trembler. Néanmoins elle ne saurait reculer ; il faut qu’elle marche, quelle fasse le tour du globe, qu’elle le conquière tout entier. Nous avons eu la gloire, pour notre compte, d’en porter le flambeau dans les contrées les plus lointaines et les plus inaccessibles. En avons-nous