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des ennemis et des rivaux, qui a exercé dans le monde entier une action immense dont le contre-coup est toujours sensible, qui possède partout des intérêts, des droits et des devoirs, n’est pas libre de se condamner à la vie étroite et pusillanime des nations sans passé et sans avenir.

C’est en vain qu’elle essaie de s’isoler, qu’elle se replie sur elle-même pour laisser passer les orages sans les sentir ; chaque mouvement qui se produit sur un point du globe lui donne une secousse qu’elle est obligée de subir si elle n’a pas su la prévenir. La peur et l’égoïsme sont en politique de très mauvais conseillers. Les dangers n’éclatent pas à l’improviste dans les relations internationales, comme ces bourrasques des pays chaud, qui tombent brusquement d’un ciel serein et renversent tout sur leur passage : ils naissent lentement, ils se développent graduellement ; avec un peu de prévoyance et de décision, on peut les arrêter dès le début et les empêcher de produire leurs funestes effets. Mais si on les laisse grandir par un sentiment de crainte malencontreuse, le moment arrive où on ne saurait plus les éviter. En Orient surtout, ce qu’on appelle la prudence est le plus souvent le comble de l’imprudence. Toutes les complications y sortent d’incidens minuscules, très aisés à maîtriser à l’origine. Ou connaît le mot de M. de Bismarck sur l’insurrection qui a amené la dernière guerre turco-russe : « Un petit brin d’Herzégovine, » disait-il. Le petit brin a tellement grossi qu’en quelques mois il a couvert la presqu’île des Balkans et l’Asie-Mineure d’épouvantables désastres. Ce n’était pourtant bien réellement qu’un petit brin, et M. de Bismarck avait raison. Mais, comme personne n’a osé le détruire à temps, il est devenu ce qu’on a vu plus tard. Il en a été de même de la question égyptienne ou plutôt de la question musulmane, dont la question égyptienne n’est qu’une faible partie. Quelques soldats auraient suffi, il y a peu de mois, pour arrêter Arabi et pour comprimer un mouvement dont l’écho retentit et retentira longtemps dans le monde islamique. On a hésité, on a reculé devant une aventure. On a eu une catastrophe. Manquer de courage pour éteindre les allumettes, c’est se préparer l’obligation d’éteindre les incendies. Ce qui se passe en ce moment dans tout l’Orient est d’une gravité exceptionnelle. Une commotion violente a été donnée par les événemens de Tunisie et d’Egypte ; on doit s’attendre à une série d’explosions du fanatisme. Grâce à l’inaction ou à la duplicité de la diplomatie européenne dirigée par l’Allemagne ou paralysée par elle, nous risquons d’assister peu à peu à l’exode de tous les Européens établis depuis deux siècles dans l’empire ottoman. Ils y avaient apporté la richesse et la civilisation, et ils y vivaient en sécurité sous la protection des puissances