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aventuriers hardis qui lui ouvrent la voie pour des expéditions lointaines : des hommes comme Francis Garnier, comme Dupuis, comme Savorgnan de Brazza n’ont ni moins d’audace, ni moins de bonheur que Cavelier de la Salle. À la vérité, il ne suffit pas de découvrir des pays inconnus, il faut encore les peupler ; or il est certain que notre population croît avec une lenteur désespérante. Mais n’est-ce pas le manque de débouchés qui l’empêche de se développer ? La production d’hommes est faible, parce que la demande d’hommes l’est aussi ; elle deviendrait plus active si de grandes colonies réclamaient sans cesse des bras pour la culture, pour le commerce, pour l’industrie. Le véritable nerf de la colonisation moderne, ce ne sont point d’ailleurs les émigrans, ce sont les capitaux, et la France en possède tellement qu’elle les compromet sans cesse dans les entreprises les plus aventureuses. On peut estimer à 20 ou 25 milliards les sommes qu’elle a disséminées dans l’univers ; chaque année, ce chiffre s’accroît d’un milliard au moins. Il y a là un merveilleux, un incomparable élément d’influence extérieure. De plus, la France est peut-être le pays du monde qui possède le plus grand nombre d’administrateurs habiles, d’ingénieurs hardis, d’organisateurs émérites, qui ne demandent qu’à porter au loin leurs capacités, dont la métropole n’a plus besoin. N’est-ce pas elle, en effet, qui a accompli les plus grands travaux publics extra-européens de ce siècle ? n’est-ce pas elle qui a percé l’isthme de Suez, qui perce l’isthme de Panama ? n’est-ce pas à elle que toutes les petites nations orientales demandent des instructeurs financiers, administratifs, politiques ? n’est-ce pas elle qui fait ou qui a fait surtout leur instruction matérielle et morale ?

Rêver pour la France, au nord de l’Afrique, un rôle semblable à celui que l’Angleterre joue aux Indes et la Russie dans le centre de l’Asie, n’est donc point une utopie. Mais pour que ce rôle puisse être rempli, ce n’est pas seulement en Algérie et en Tunisie que notre action doit s’exercer. Nos colonies d’Afrique sont arabes et musulmanes ; or, l’Orient est l’origine et le centre de tous les mouvemens qui agitent l’islamisme. Au reste, nous possédons en Orient, sinon des colonies au sens propre du mot, au moins des établissemens politiques, commerciaux, industriels, qui valent bien des colonies. Il serait absurde de songer à faire des conquêtes nouvelles si nous ne savions pas préserver celles que nous avons déjà faites. Une des preuves les plus indéniables du génie d’expansion de la France, c’est l’œuvre d’assimilation que nos ancêtres ont accomplie en Orient. On peut dire sans rien exagérer que la moitié de l’Orient est française par les idées, par les mœurs, par les sentimens, par le langage. « On oublie, s’écriait récemment M. Waddington