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on croyait la peindre dans les romans, on l’applaudissait sur les théâtres ; on la secondait dans les négociations diplomatiques. À la conférence de Constantinople, on se chargeait de parler pour elle, de faire ses affaires avec plus de zèle qu’elle n’aurait pu en déployer elle-même. Pendant ce temps, l’Allemagne grondait. Chaque été ramenait des menaces de guerre ; une fois même ces menaces furent si directes, si pressantes que l’Angleterre et la Russie durent intervenir rapidement et énergiquement. On a dit au sénat que, grâce au système d’anéantissement politique pratiqué par les cabinets de droite, nous avions traversé sans trouble la crise d’agitations très grave causée dans toute l’Europe par la lutte engagée entre la Russie et la Porte ottomane. Rien n’est moins exact. Il suffit d’avoir quelque mémoire pour se rappeler combien de fois nous avons été à la veille de la guerre, et par quels secours nous y avons échappé. Ces secours seraient-ils allés jusqu’à une alliance ? La Russie, en cas de lutte, aurait-elle fait cause commune avec nous ? Encore une fois, je n’ai pas à le rechercher, car ce serait en dehors de mon sujet. Je me borne à constater que, depuis le congrès de Berlin, c’est-à-dire depuis l’époque où nous avons renoncé à faire à la Russie des coquetteries plus ou moins utiles, où nous nous sommes unis à l’Angleterre, où nous avons marché d’accord avec elle, nous n’avons pas eu une seule alerte, la paix n’a pas risqué une seule fois d’être ébranlée. La raison de ce changement est facile à expliquer. Malgré nos protestations de recueillement, la force intérieure dont nous avions fait preuve en nous relevant si vite de nos désastres, ne pouvait manquer de faire autour de nous et sur nous une vive impression. Un peuple a toujours besoin de dépenser son énergie et sa fortune. Il s’agissait donc de savoir si nous essaierions de les dépenser sur le continent, c’est-à-dire si nous les consacrerions à reprendre les positions que la guerre allemande nous avait fait perdre, ou si, à l’exemple de la Russie, après 1856, nous en ferions usage dans des entreprises maritimes et colonisatrices, qui ne risqueraient pas de nous mettre de nouveau en lutte avec la nation dont nous venions d’apprendre si durement à apprécier la formidable puissance militaire. Personne n’admettait que nous pussions les laisser perdre, parce que personne, après les preuves de vitalité que nous avions données, n’admettait que nous fussions morts. On nous observait donc de toutes parts avec une grande attention. Suivant l’attitude que nous allions prendre, on allait juger de nos projets. À tort ou à raison, nous nous sommes rapprochés ostensiblement de la Russie. Il n’en fallait pas davantage pour décider l’opinion de l’Allemagne. La Russie ne saurait être pour nous qu’une alliée de guerre, par l’excellente raison que nous avons peut-être des ennemis, mais que nous n’ayons pas d’intérêts communs. Si nous nous