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il l’avait laissé aller à Vienne avec son illusion. Lorsque M. Drouyn de Lhuys rentrait à Paris, il trouvait tout bouleversé. Les dispositions du maître n’étaient plus les mêmes. C’est qu’il y avait un malentendu, un secret. Le ministre voulait sincèrement l’alliance avec Vienne comme une garantie continentale et aussi comme un frein ; l’empereur, en désirant le concours de l’Autriche dans la lutte contre la Russie, ne voulait pas se lier trop intimement avec une puissance qu’il méditait déjà d’aller combattre en Italie. Par ce seul fait, la démission de M. Drouyn de Lhuys prenait une signification qui demeurait alors inaperçue, qui n’était pas moins sérieuse, puisque c’était l’abandon d’un système, l’aveu d’une arrière-pensée, le point de départ mystérieux d’une politique grosse de conflits et d’orages. Par une coïncidence curieuse, au moment où M. Drouyn de Lhuys disparaissait pour n’avoir pu faire prévaloir une combinaison qui aurait sans doute changé le cours des choses, un autre homme alors assez inconnu et dont on publiait récemment, à Berlin, d’anciennes dépêches, M. de Bismarck lui-même, s’agitait à Francfort, épiant pour la Prusse l’heure d’entrer en scène. Cette heure n’était pas encore venue ; mais le diplomate prussien était homme à regagner le temps perdu, et déjà, on le voit par ses lettres, il roulait dans sa pensée, il confiait au cabinet de Berlin, qui l’écoutait peu, toute sorte de projets pour la double éventualité de complications avec l’Autriche ou d’une guerre avec « l’ennemi héréditaire, » la France. Ainsi s’enchevêtrent les affaires humaines.

La seconde circonstance où M. Drouyn de Lhuys avait l’occasion d’attester son indépendance par une démission, c’était cette affaire de 1866, où, revenu lui-même au ministère, il se trouvait directement en face de M. de Bismarck, arrivé au pouvoir à Berlin avec les ambitions impatientes de Francfort. C’est bien certes l’heure la plus néfaste pour la politique française, et M. le comte d’Harcourt a raison de dire que, si 1870 a été « l’année terrible, » 1866 a été « l’année décisive. » Évidemment, avec les meilleures intentions, M. Drouyn de Lhuys s’était mépris, et sur la crise qui s’ouvrait en Europe, et sur l’homme qui se chargeait de conduire cette crise à son profit. Il s’était mépris peut-être moins que d’autres qui entouraient l’empereur, moins que l’empereur lui-même, mais il s’était mépris. Il s’était trompé en paraissant favoriser l’ambition prussienne, en lui donnant, du moins, des prétextes par ses théories diplomatiques dans les affaires du Slesvig et en laissant accabler le Danemark ; il se trompait en assistant avec une indifférence vraie ou affectée à la négociation de l’alliance entre Florence et Berlin, aux préliminaires de la guerre contre l’Autriche, à tous ces faits qui préparaient le bouleversement de l’équilibre de l’Europe. Quand éclatait brusquement le coup de foudre de Sadowa, il semblait se réveiller, et alors il songeait à prendre des sûretés en réclamant