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l’auteur ou quelle maladie l’en a privé ; si les décors sont coûteux et les machines compliquées ; si les costumes de l’ingénue sont plus riches que ceux de la coquette, et s’il y avait dans la salle hier soir plus de diamans, ou sur la scène ; qui se montrait en grande loge, qui au balcon, qui à l’orchestre, et qui surtout se cachait dans une baignoire grillée… Après de telles douceurs, naturellement, on ne revient pas aux plats solides ; après la soirée parisienne, on ne remonte guère au compte-rendu ; et voilà comment, si quelque dieu n’y pourvoit, la chronique, bientôt, dispensera la critique d’exister ! » — Ainsi se lamentent beaucoup d’honnêtes gens, abonnés au Journal des Débats et qui lisent le Figaro.

Ce n’est pas nous assurément qui blâmerons leur chagrin : il part d’un bon naturel et ne peut que nous toucher ; nous voyons comme eux le discrédit de la critique et nous ne le voyons pas sans peine. Est-ce parce que les journaux se font plus nombreux chaque jour et que, dispersée entre tant de juges, l’autorité s’affaiblit ? Est-ce parce que le public, toujours plus affairé, exige qu’on le serve à la hâte et en même temps se méfie de ce service précipité ? Le certain est que les critiques du lendemain, si sagaces qu’ils soient, si prompts de jugement et si agiles de plume, si prudens même et si sûrs de leurs coups, comme des tireurs au commandement, — tandis que leurs confrères du lundi seraient des tireurs au visé, — même les critiques du lendemain plaisent moins à l’appétit curieux du public que leurs voisins les chroniqueurs. Quant aux lundistes, ils arrivent après que la bataille est décidée ; souvent ils prônent une pièce dans le désert, ou bien ils condamnent à mort un ouvrage qui durera toute l’année. Le véritable feuilleton, ou du moins l’efficace, s’est fait à la volée des mots, dans les causeries des clubs, le soir même de la première représentation, ou le lendemain, dans les salons, autour de la petite table à thé. Certes, c’est grand dommage que l’opinion ne soit plus dirigée ; cette anarchie des jugemens permet des injustices fâcheuses ; elle explique seule certaines chutes et, plus encore, certains succès. Ce n’est pas nous, d’ailleurs, qui pourrions en tirer profit, plus reculés encore du public, au moins du public passant et distrait, que nos compagnons les lundistes. Cependant, et justement peut-être parce qu’en ce poste que nous avons l’honneur d’occuper, nous ne pouvons prétendre aux faveurs des gens pressés, nous voyons avec philosophie la prospérité de la chronique ; si nous trouvons mauvais qu’elle fasse délaisser la critique, nous trouvons fort bon qu’elle existe ; nous jugeons qu’elle a sa raison d’être, au moins à sa place : or, des meilleures choses, que peut-on dire davantage ? Mérimée, en délicat, mais en dégoûté qu’il était, en fanfaron de dilettantisme, écrivait un jour : « Je n’aime de l’histoire que les anecdotes. » Il eût fait bon marché de l’histoire elle-même et surtout de la philosophie de l’histoire. Nous ne saurions,