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que les femmes sont comme les charbons. Si on les touche allumés, ils vous brûlent ; si un les touche éteints, ils vous noircissent. Touche-les de loin avec une pincette et poursuivre mon exemple ne te marie jamais. » Il s’est conformé aux instructions de son oncle Giakoub, et les seules femmes auxquelles il fasse grâce sont les mères, ces créatures divines que les Grecs appellent mana, que les Turcs adorent sous le nom de nennè. Elles seules, nous dit-il, savent nous aimer, parce qu’elles nous aiment pour nous-mêmes, à tort et à travers, en dépit de tout, tandis que les autres… Ô misère ! Telles sont les doléances de Basile Miltiade ; mais, quoiqu’il y revienne souvent, nous ne croyons pas à sa mélancolie. Il est resté plus Turc qu’il ne veut bien le dire, et les Turcs ne s’entendent pas seulement à jouir de la vie, ils sont très savans dans l’art de se consoler. Ils savent prendre leur mal en patience, faire de nécessité vertu, se soumettre à la fatalité, à cet insondable et mystérieux gouvernement de l’univers qu’ils appellent le kusmet.

En lisant le charmant livre de M. Nikolaïdy, qui se recommande par l’heureux naturel du style, par la belle humeur, par la grâce enjouée et la fraîcheur du récit, on se sent disposé à se soumettre comme lui au kusmet, à ne pas trop estimer un bonheur qui est à la merci des accidens et à conclure que tout est possible, mais que tout est supportable, pourvu qu’on cultive son jardin. Un certain Ibrahim, le plus farouche des quatre agas qui avaient capturé dans la caverne de Chio une nourrice épouvantée et l’enfant qu’elle allaitait, fut traduit quelques années plus tard devant le pacha de Magnésie comme colporteur de fausse monnaie. Le jeune Ali-Kourschid sollicita sa grâce, et Ibrahim lui écrivait le lendemain : « Tu as été mon esclave, je suis maintenant le tien ; ce monde est une roue : Ὁ ϰόσμος οὖτος εἶναι τροχὸς. »

C’est là le résumé de la sagesse de l’Oriental. Il sait que la grande roue tourne sans cesse, que ceux qui montent descendront, que ceux qui descendent remonteront, que ce qui est dessous sera dessus, que l’inconstante et mobile destinée s’amuse tour à tour à consoler les humbles, à humilier les superbes. Cette morale salutaire aide à supporter la vie, elle convient à l’Occident comme à l’Orient, et ce n’est pas seulement aux individus qu’il est bon de la prêcher, elle serait aussi fort utile aux partis politiques. Les vaincus s’accoutumeraient à être patiens dans leur défaite, en comptant sur un retour de la fortune ; les victorieux seraient humains et modestes dans leurs triomphes, ils n’abuseraient pas de leurs avantages, ils auraient quelque tolérance pour la foi des autres, pour la jaune comme pour la verte, pour la bleue comme pour la blanche, pour la noire comme pour la rouge.

G. Valbert.