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« Je suis fils de pacha. » La première fois qu’on fit devant lui le signe de la croix, il partit d’un grand éclat de rire. Quand on lui parlait de la mère de Dieu, il s’indignait, il criait à l’impiété. Croire que Dieu a une mère, quel blasphème ! Il souhaitait qu’Allah, qui n’a point de mère, crevât les yeux de tous les chrétiens, brisât d’un seul coup leur trente-deux dents, leur arrachât les entrailles, qu’ils vissent croître des figuiers sauvages dans leurs foyers dévastés, et pleuvoir sur leur tête l’huile bouillante et le soufre. Il ouvrait les fenêtres toutes grandes et criait aux passans : « N’y a-t-il pas ici de vrais croyans ? Ne me tirerez-vous pas des mains des giaours ? » Après quoi il recommençait à tempêter, à maudire la foi des chrétiens, « la noire, la bleue, la verte, la jaune, μαύρεν, ϰυανῆν, πρασίνην, ϰιτρίνην. »

Il avait pourtant trouvé dans la maison maternelle une charmante cousine de seize ans, belle blonde aux yeux noirs, qui fit une vive impression sur son cœur. Zeïneb l’avait apprivoisé, il lui parut que Phroso valait Zeïneb, que ses sourires étaient aussi doux : elle l’appelait son petit pacha, son petit bey, son petit agneau ou son Basile d’or. Elle était la seule chrétienne à qui il fît grâce, il lui adressait de brûlantes déclarations, lui promettant de la loger, elle aussi, dans son harem. On s’était servi de Zeïneb pour l’embarquer sur le navire franc. On se servit de Phroso pour lui persuader que, de guerre lasse, on voulait le restituer au pacha son père. Cette perfide blonde jura qu’elle lui appartenait corps et âme jusqu’à se faire Turquesse pour lui complaire, qu’elle le suivrait à Magnésie. Mais, au lieu de l’envoyer à Magnésie, on le dirigea sur Syra, où l’attendait un oncle très maussade, très rébarbatif, qui ne badinait pas et qui, à sa première incartade, le mit au pain et à l’eau. Alors Ali-Kourschid se réveilla tout à fait. Ali-Kourschid renonça pour jamais à ses habits brodés ; Ali-Kourschid consentit à croire que sa mère était sa mère et que le pacha Karaosmanoglou ne lui était de rien. Ce joli garçon avait un grand appétit, il aimait à déjeuner copieusement. Maté par la faim, il se résigna, il apprit le grec. Les déclinaisons lui donnèrent beaucoup de mal, l’orthographe lui parut une chose très compliquée et très absurde : il s’en consolait en écrivant sur la couverture de sa grammaire : « Phroso a dit des mensonges, Phroso est une grande menteuse et mon oncle est un très méchant homme. » Il poussa bientôt la condescendance jusqu’à réciter des prières grecques qui lui soulevaient le cœur. Après de longues révoltes, il en vint à croire à la Panagia, à la mère de Dieu, et il y crut si bien qu’un Turc s’étant permis de le coudoyer dans la rue, il prouva la sincérité de sa conversion en le traitant d’âne et de porc.

Lorsque Abou-Hassan, qui se croyait calife, eût été conduit à l’hôpital des fous et renfermé dans une cage de fer, où on le régalait chaque matin de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules, il finit par reconnaître son erreur ; il fit venir sa mère, qu’il avait battue,