Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par les deux mots : « Honneur et patrie, » gravés en lettres d’or au-dessus du gouvernail. Il se les fit épeler, il les retint. Ces mots mystérieux lui plaisaient infiniment ; il n’en comprenait pas le sens, mais il en aimait la musique, et, dès lors, il en fit sa devise, son refrain favori. Quand le ciel se brouillait et que la pluie contrariait ses projets, il montrait ses deux poings aux nuages en criant à tue-tête : « Honneur et patrie ! » Quand il avait réussi à saupoudrer de farine le noir Selim, il s’écriait encore : « Honneur et patrie ! » Les femmes du harem avaient fini par le surnommer : Honneur-Bey. Il remarque qu’on aurait mieux fait de l’appeler Horreur-Bey. Nous ne répèterons pas après lui qu’il était en train de devenir le plus Turc des Turcs, car il y a peu d’hommes plus honnêtes, plus sages, plus patiens, plus endurans, plus doux pour les animaux, pour les faibles et pour les petits que le paysan turc de l’Asie-Mineure ou de la Roumélie. Mais assurément Ali-Kourschid était devenu un vrai fils de pacha, un vrai rejeton de cette aristocratie des dix mille de Stamboul, qui possède toutes les places et tous les emplois, le représentant accompli de cette jeunesse dorée qui considère l’empire ottoman comme sa ferme, la bourse du pauvre comme son coffre-fort, et son bon plaisir comme la seule loi de l’univers. Le pacha avait un secrétaire grec, dont l’amusement était d’enregistrer avec soin tous les exploits du « jeune héros. « Il écrivit un soir dans son journal : « Si cet enfant vit et reste Turc, il sera quelque jour pacha. Que le Seigneur protège les gens qui tomberont sous sa coupe et particulièrement les chrétiens ! »

On a beau être bey et avoir l’âme aussi tendre qu’un caillou, on a ses faiblesses, ses endroits vulnérables. Ali-Kourschid avait conçu d’emblée une vive et romanesque affection pour Zeïneb, la plus jeune de ses quatre sœurs, qui avait quelques années de plus que lui. Il était avide de ses caresses ; il l’appelait son petit cœur et ses deux yeux : ϰαρδίτζα μου, δύω μου μάτια. Elle avait su dompter la petite bête féroce, elle le regardait en souriant ; c’en était assez pour désarmer ses fureurs. Un jour, le pacha autorisa Ali-Kourschid à lui demander tout ce qui lui plairait, déclarant d’avance qu’il aurait contentement. Zeïneb lui dit tout bas de demander un joli petit char doré qu’elle convoitait. Il avait bien autre chose en tête ; il s’écria en rougissant : « Je veux qu’on me donne Zeïneb pour femme. » Tout le harem se mit à rire. On lui représenta qu’on n’épouse pas sa sœur ; il n’en démordit point ; il disait : « Je veux Zeïneb, ou je ne me marierai jamais. — Et toi, Zeïneb, dit le pacha, qu’en penses-tu ? — Pacha mon père, répondit-elle, je ne dis pas non, mais donne nous d’abord le petit char, et nous verrons ensuite. » Ali-Kourschid, tout en raffolant de Zeïneb, voulait aussi beaucoup de bien à une jolie Psariote nommée Marigo, qu’un Turc avait enlevée et qui fleurissait, nous dit M. Nikolaïdy, « comme les lis et les roses. » Il admirait surtout l’incomparable petitesse