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filles du pacha, il plut au pacha lui-même, qui le donna à ses filles et à ses femmes en leur disant : « Grandes et petites, voilà une poupée vivante pour vous amuser. » On l’adopte, on le démarque en changeant son nom, et c’est ainsi qu’à l’âge de quinze mois Basile Miltiade fut transformé en Ali-Kourschid-Bey, fils de pacha.

Dès qu’il fut en âge de raisonner et de déraisonner, la très bigote Chalimé, intendante du harem, fut chargée de lui enseigner les trente-quatre lettres turques et le catéchisme musulman. Malgré l’horreur qu’elle lui inspirait, il fit honneur à ses leçons ; on lui donnait beaucoup de roupies pour le récompenser de son zèle. Il apprit bien vite à lever au ciel l’index de la main droite, et un jour, fier comme Artaban, il fut introduit auprès de son père adoptif et s’écria d’une voix retentissante : « La ilahe ill’ Allah ! Mohammente resouloullah ! Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète. « Il savait par cœur beaucoup d’oraisons arabes, et il montait dans une chambre haute pour réciter l’ezan ou invitation à la prière. C’est ainsi qu’Ali-Kourschid-Bey devint un de ces vrais musulmans dans lesquels il n’y a point de fraude, si bien que le pacha, ravi de ses progrès, déclara en plein harem que n’ayant pas de fils, il entendait faire de cet enfant son successeur et son seul héritier. Et l’enfant jura qu’il serait un jour digne de son père, qu’il honorerait son nom, qu’il commencerait par couper la tête à Chalimé, qu’ensuite il marierait richement trois de ses sœurs, se réservant la plus jeune pour lui-même, et qu’il mériterait le bonheur éternel en égorgeant des centaines de giaours.

De tous les articles de son catéchisme, c’était le paradis turc qui l’enchantait le plus. Il se flattait d’y avoir sa place marquée d’avance et il aimait à se représenter ce séjour de tous les plaisirs, de toutes les félicités. Les portes en étaient d’or. Les lits, les meubles, les vêtemens des justes étaient ornés de pierres précieuses et autour d’eux voltigeaient ces houris qui ne vieillissent pas et qui portent des robes éthérées. Les fleuves roulaient du lait, les lacs regorgeaient de miel. Les arbres laissaient pendre jusqu’à terre des fruits savoureux, et p’us on en mangeait, plus il y en avait Les collines étaient faites de riz ou de pilaf savamment assaisonné et toujours chaud. Des chants angéliques, des concerts de voix et d’instrumens servaient d’accompagnement aux fêtes de l’estomac ; des fleurs miraculeuses embaumaient un air toujours pur, toujours lumineux, et à leur parfum se mêlait celui des viandes rôties et de toute sorte de pâtisseries raffinées que les hommes ne connaissent point. Tel est le sort réservé aux vrais croyans, à ceux qui sont morts pour leur foi ou qui ont tué beaucoup de giaours. Comme l’a remarqué un écrivain anglais, chacun se forge un paradis à sa guise et selon ses goûts. Le Peau-Rouge rêve de collines brumeuses, couvertes d’épais fourrés où son chien à jamais fidèle lui tiendra éternellement compagnie. L’adorateur d’Odin se promettait de