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allemande. À l’heure présente, cette œuvre n’est pas encore accomplie dans son entier. Pourtant ses promoteurs ne doutent pas que le problème de l’unité nationale ne se résolve dans ces termes, étant donnée la direction du mouvement, et malgré ses intermittences. Dans leurs plans, l’unité allemande doit aboutir à la réunion en un grand corps d’état unique de toutes les populations allemandes par le langage ou la descendance.


So weit die deutsche Zunge klingt,


chante Arndt dans ses strophes patriotiques : aussi loin que résonne la langue allemande, aussi loin s’étend la patrie de l’Allemand. Les cartes de l’Allemagne introduites dans certaines écoles pour l’instruction de la jeunesse comprennent dans les limites de l’Empire allemand, non seulement l’Alsace et la Lorraine, mais encore la Hollande et les Flandres, la Suisse jusqu’au Gothard et l’Autriche au-delà de Vienne. Le Danube devient sur ces cartes, comme le Rhin et la Vistule, un fleuve allemand, tandis que la ligne des côtes allemandes est appelée à empiéter sur les provinces russes au bord de la mer Baltique. Ajoutez à ce domaine allemand les enclaves non allemandes déjà acquises, ou appelées à entrer dans son ressort, et le cri d’alarme jeté par le général Skobelef aux Slaves ne reste pas sans raison. En fait d’enclaves, le prince de Bismarck soutient une théorie qui ne permet point de doutes sur le programme mis à exécution. Lors de l’interpellation faite au Reichstag par les députés danois pour l’exécution de l’article 5 du traité de Prague, le chancelier allemand a affirmé en termes explicites qu’il ne peut autoriser les populations danoises du Sleswig à se prononcer par un plébiscite sur le choix de leur nationalité, parce que leur retour au Danemark aurait pour conséquence d’englober les parties allemandes, et que, si la délimitation adoptée détermine ou entraîne des enclaves, ces enclaves ne peuvent être tolérées nulle part au détriment de populations germaniques. Or les provinces baltiques de la Russie renferment d’assez fortes colonies d’Allemands, et les Français de Metz aussi bien que les Polonais de Posen ont appris, au détriment de leur nationalité à eux, comment les hommes d’État prussiens interprètent et appliquent la théorie des enclaves.

Idée toute moderne, l’unité nationale ne préoccupait pas l’ancienne Allemagne féodale. Un passé héroïque, de grands hommes ne suffisent pas pour réunir en un même corps de nation des populations ignorantes et soumises à une multitude de petits souverains en opposition d’intérêts les uns avec les autres. La patrie pour chacun, dans ces conditions, c’était le coin de terre étroit et borné où le rattachaient ses intérêts immédiats. Lorsque la vie publique s’éveilla,