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pas dû l’être beaucoup, me dis-je, » ajoutait la duchesse, mais j’étouffai ma pensée. N’ayant pas du tout l’habitude d’étouffer sa pensée, continue lady Montague, elle se rendit bientôt plus formidable qu’agréable et retourna tout naturellement à sa vocation, qui était de gouverner les autres, et non pas de s’incliner devant les pouvoirs établis. Elle s’attendait sans doute à reprendre un rôle influent, lorsque le prince de Galles deviendrait George II, mais elle se heurta au tout-puissant premier ministre, Robert Walpole, qui, cependant, lui devait l’origine de sa grande fortune politique. Il était pauvre lorsqu’elle lui fit donner dans les finances, en 1709, un emploi important, dont il la remerciait en ces termes : « Milady Marlborough devra toujours disposer de moi et de mes services, car je sais combien je lui dois. »

Après la mort de lord Sunderland, Walpole lui succéda à la trésorerie et devint tout-puissant sous George II. Bien qu’il appartînt au parti whig, tout en lui était fait pour déplaire à son ancienne protectrice. Habituée à l’intégrité de Godolphin, à la courtoisie, à la pureté de vie de Marlborough, au patriotisme sincère de Sunderland, la duchesse devait prendre en aversion le ministre dont tout le système de gouvernement reposait sur la corruption, l’homme habile, mais grossier, mal élevé, buveur, débauché, qui déclarait n’être ni un saint, ni un Spartiate, ni un réformateur, et traitait les sentimens élevés de pompeuses plaisanteries. Elle le prit si bien en grippe, que, le sachant malade, un jour, en 1736, elle écrivait parmi ses notes : « On dit que c’est un péché de souhaiter la mort des gens ; j’espère que ce n’en est pas un de souhaiter les voir pendre, quand ils ruinent leur pays. »

Des discussions répétées et violentes, au sujet des avances faites au gouvernement par l’opulente famille Marlborough, entretinrent un état de guerre permanent entre ces deux personnages aussi retors en affaire et aussi obstinés l’un que l’autre. Walpole tenta des ouvertures pacifiques, elles furent repoussées ; il ressuscita l’ordre du bain afin, dit son fils Horace, « de se créer un fonds de rubans qui tiendraient lieu de places, » et l’offrit à la duchesse pour son petit-fils, le jeune duc ; elle lui répondit qu’un Marlborough n’acceptait que la jarretière. Elle méprisait le ministère Walpole, le disait hautement et le prouvait dans toutes les occasions où son influence pouvait se faire sentir, surtout en cas d’élections. Les entrevues des deux antagonistes étaient d’ordinaire fort orageuses ; lui, s’amusait souvent à l’exaspérer par son calme ironique et elle, le malmenait d’importance. « Les grands personnages, lui dit-elle un jour, après une de ces tempêtes, entendent rarement la vérité, parce que ceux qui leur parlent ont généralement besoin de