Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« LA REINE. — Sans doute ; on dit bien des mensonges.

« LA DUCHESSE. — Je vous supplie, Madame, veuillez m’apprendre ce qu’on vous a dit de moi.

« LA REINE. — Vous m’avez dit que vous ne vouliez pas de réponse et vous n’en aurez pas.

(C’était une perfidie. Lady Marlborough l’avait prié quelque temps auparavant de ne pas lui répondre en public, afin qu’on n’entendit pas ce qu’elle avait à dire.)

« LA DUCHESSE. — Je suis certaine que Votre Majesté ne serait pas si dure si je pouvais la convaincre que je veux seulement me justifier et non lui rien demander qui lui déplaise.

« LA REINE. — Je vais quitter la chambre.

« Sur ce, je la suivis jusqu’à la porte, et quand je pus parler, car les larmes m’étouffaient, et coulaient malgré mes efforts, j’en appelai à sa justice.

« À tout ce que je dis, je n’obtins que le même refrain : « Vous avez dit que vous ne vouliez pas de réponse et vous n’en aurez pas. » Anne tenait de son père cette exaspérante habitude de répéter imperturbablement la même phrase, lorsqu’elle ne voulait ou ne pouvait pas discuter. Je ne pus me maîtriser plus longtemps et j’adressai à la reine les paroles suivantes, les moins respectueuses que je me sois jamais permises : « Votre Majesté sera punie, j’en suis convaincue, de cette inhumanité dans ce monde ou dans l’autre. »

« La reine répliqua : « C’est mon affaire. »

Désormais Mme Morley et Mme Freeman n’existaient plus ; la souveraine et la favorite disgraciée ne se revirent jamais.


V.

Pourquoi la duchesse n’envoya-t-elle pas sur-le-champ sa démission ? Céda-t-elle au malin plaisir d’entretenir les craintes du parti Masham, qui tremblait toujours à l’idée d’une réconciliation possible ? Écouta-t-elle les prières des whigs, qui ne perdaient pas tout espoir aussi longtemps que Marlborough tenait l’armée ? Voulut-elle forcer la reine à un acte suprême d’ingratitude ? Il est probable que tous ces motifs réunis déterminèrent sa conduite. On avait encore besoin du général en chef, et, tout en détruisant son influence politique à l’intérieur, on le ménageait, on le caressait jusqu’au jour où la paix serait assurée. On savait que, non-seulement les soldats anglais, mais les troupes alliées, habituées à vaincre sous lui, se démoraliseraient s’il quittait le commandement. La reine le priait de continuer à la servir ; Bolingbroke, aussi perfide et encore plus redoutable que Harley,