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entre nous. Elle me donna à choisir entre Freeman[1] et Morley : mon humeur franche et ouverte me fit saisir le premier et la princesse prit l’autre. À partir de ce jour, Mme Freeman et Morley commencèrent à converser comme deux égales, rendues telles par une tendre amitié. » Grande fut la joie de la princesse lorsqu’elle obtint de s’attacher officiellement son amie ; elle le lui annonça sans tarder. « Le duc mon père est arrivé comme vous veniez de partir ; il m’a promis que je vous aurais, ce qui est, je vous assure, un grand bonheur. Je devrais vous dire bien des choses sur votre bonté d’accepter cette place, mais je ne suis pas habile à complimenter. Je vous dirai seulement que je vous en suis très reconnaissante et que je serai prête, en tout temps, à vous rendre tous les services en mon pouvoir. » — « Jeune comme je l’étais, quand je devins ainsi favorite en titre, dit la duchesse dans ses Mémoires, je pris pour règle de conduite cette maxime : que flatter serait mentir à sa confiance et payer par l’ingratitude l’affection de ma plus chère amie. Je ne m’écartai jamais de cette règle. »

Le moment approchait où cette amitié énergique, presque virile, allait être d’un grand secours à la faiblesse d’Anne. Les dernières années de Charles II, — assombries par l’exil de Monmouth, le supplice de Russell et d’Algernon Sidney, l’antagonisme renaissant des partis politiques et religieux, — ne ressemblaient en rien au commencement de ce règne de plaisirs effrénés. Le temps n’était plus où les fêtes se succédaient sans interruption, où le roi et toute la cour s’en allaient masqués par la ville, entraient chez les citoyens paisibles et les faisaient danser à perdre haleine, où les demoiselles d’honneur, la belle Frances Jennings en tête, couraient les rues, déguisées en marchandes d’oranges. On avait vu la reine elle-même, entraînée à ces extravagances pour plaire au roi, se rendre avec les duchesses de Buckingham et de Richmond, toutes trois costumées en paysannes, tantôt à une foire de village, tantôt à une assemblée. Il lui était arrivé de se voir abandonnée par ses porteurs, et de rentrer au palais un jour en fiacre, un autre jour en croupe derrière un de ses sujets ; toutes ces folies étaient oubliées. Charles II regrettait son fils, et redoutait son frère, à qui il disait : « Je suis trop vieux pour recommencer mes voyages, mais votre tour viendra peut-être. » La nation craignait pour ses libertés, pour sa foi ; on sentait venir l’orage, lorsque Jacques II monta sur le trône, en 1685.

Fidèle à son amitié pour Churchill, il l’envoya en France annoncer son avènement à Louis XIV, puis, au retour, le fit brigadier-général de l’armée anglaise. Pendant ce temps, la jeune femme, tout en

  1. Freeman signifie homme libre.