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Maestricht, protégé par Monmouth, dont il avait sauvé la vie, par le duc d’York, qui aimait sa sœur Arabella, Churchill était colonel à vingt-sept ans. On lui a fait un crime de cette protection du duc d’York, comme s’il l’eût achetée avec l’honneur de sa sœur, sans considérer que la bienveillance du prince pour les Churchill datait d’une époque antérieure à l’entrée de la jeune fille à la cour, et qu’il était en France lorsqu’elle accepta les hommages du prince. D’ailleurs il faut aussi se reporter au temps ; jamais la morale ne fut plus relâchée dans les hautes classes, et si tous les hommes avaient, comme M. de Montespan, pris le deuil pour les faiblesses de leurs femmes, filles ou sœurs, une moitié de la cour l’eût porté pour l’autre.

Le brillant colonel dut, comme tant d’autres, reconnaître la vérité du mot de Shakspeare : « Jamais amour vrai n’eut destinée paisible. » Aucune de ses victoires ne lui coûta autant de soins et de temps que la conquête de la belle Sarah. Capricieuse, hautaine, blessée de l’opposition que son manque de fortune lui suscitait dans la famille Churchill, effrayée par les nombreux succès de son adorateur, miss Jennings hésita longtemps. Sa correspondance de cette époque, soigneusement conservée par elle, prouve que le dévoûment absolu, la tendresse égale et douce, l’abnégation n’étaient pas de son côté. Un jour, elle apprend que l’on offre à Churchill une jeune fille beaucoup moins jolie, mais plus riche qu’elle ; aussitôt, avant de savoir s’il est coupable, elle lui signifie son congé dans ce style mordant dont elle avait le secret, et lui déclare qu’elle se retire en France, près de sa sœur, devenue lady Hamilton. Le pauvre amoureux se désespère, s’humilie ; la duchesse d’York intervient, lève en partie les difficultés pécuniaires, et le mariage a lieu en 1678.

Les premières années de cette union furent si heureuses que Churchill, malgré son avancement rapide dans l’armée après la rébellion de Montmouth, malgré son élévation à la pairie et la faveur dont il jouissait, eût voulu renoncer à la vie publique et se donner tout entier à son bonheur domestique ; mais la princesse Anne ne pouvait se passer de son amie et, de son côté, l’amie trouvait l’existence très douce à la cour, où la politique ne venait pas encore troubler ses plaisirs. La duchesse dit dans ses Mémoires que « les amitiés de la reine Anne étaient des flammes de passion extravagante, s’éteignant dans l’indifférence ou l’aversion. » En tout cas, les flammes duraient parfois longtemps, car il fallut vingt-sept ans pour que celle-ci disparût. Peut-être le contraste parfait des deux natures contribua-t-il à l’alimenter ; d’une intelligence très médiocre, d’un caractère faible et obstiné à la fois, la princesse avait besoin de se laisser dominer et