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triste destinée le surnom de « reine des larmes. » Elle continua les traditions d’élégance et de plaisir de la première duchesse, en y ajoutant son charme personnel. Sarah Jennings, aimée par la jeune princesse Anne d’une affection vraiment romanesque, belle, spirituelle, admirée, ne pensait alors qu’à jouir de la vie. Le comte Lindsay, son adorateur éconduit, déclarait qu’elle était « l’étoile et l’ornement de la cour. » Un soir, au bal, elle attira les regards d’un jeune officier admirablement beau ; ils dansèrent ensemble ; et ce fut le commencement de cette affection qui ne finit qu’avec leur vie. Le jeune officier s’appelait John Churchill ; c’était le futur duc de Marlborough.

Tous ses contemporains s’accordent à le représenter comme l’homme le plus séduisant de son temps. Chesterfield, qui s’y connaissait, a dit « qu’il y avait en lui quelque chose d’irrésistible pour les hommes, comme pour les femmes. Sa beauté virile était pleine de charme et de grâce. Avec toute sa douceur, personne n’avait plus conscience de sa grandeur, de sa dignité, et l’on ne se permit jamais avec lui une parole impertinente. » Fort illettré dans sa jeunesse, il répara cette lacune avec le temps, ainsi que le prouve sa correspondance en anglais, en français et en latin. Il avait vingt-sept ans lorsqu’il s’éprit de Sarah Jennings. Exposé depuis l’âge de seize ans à tous les entraînemens d’une cour plus que légère, recherché par des femmes sans retenue, Churchill avait succombé comme tant d’autres. Sa liaison avec la duchesse de Cleveland, favorite du roi, a laissé sur sa gloire une tache indélébile. Les tristes mœurs de l’époque admettaient qu’un homme pût accepter de l’argent d’une femme ; mais l’histoire, plus sévère, n’a pas pardonné à Churchill les 5,000 livres données par la favorite. Sa passion pour le métier des armes le sauva. À seize ans, page du duc d’York, il s’était, un jour de revue, jeté aux genoux de son maître pour obtenir une commission. Après son aventure avec la duchesse de Cleveland, le roi jugea qu’il convenait de l’éloigner.

C’était le temps où l’Angleterre, alliée de Louis XIV, lui fournissait un contingent de troupes contre la Hollande. Par un jeu bizarre de la destinée, celui qui devait combattre la France avec tant d’ardeur et de succès, vint faire ainsi ses premières armes sous Turenne et Vauban. Sa beauté, sa bravoure froide attirèrent les regards de Turenne, qui le prit en affection et lui prédit qu’il ferait de grandes choses. Il l’avait surnommé le bel Anglais. Un jour que certain poste, assez important, avait été perdu par un de ses officiers, on raconte que le maréchal s’écria : « Je parie que mon bel Anglais reprend le poste avec moitié moins d’hommes. » Le pari fut tenu et gagné. Complimenté publiquement par Louis XIVe au siège de