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ont tellement su tenir compte des instincts politiques et du vœu secret des populations qu’au passage rapide de l’armée grecque à travers ces contrées lointaines succédera un royaume hellénique qui durera plus de cent cinquante ans. Les conquérans ne tracent pas d’habitude des sillons de cette profondeur.

De tous les ennemis qu’Alexandre, pour arriver à pacifier le monde, eut, dans ses douze années de règne, à combattre, le plus intraitable fut assurément l’orgueil macédonien. La moindre faveur accordée aux vaincus était pour cette présomptueuse arrogance un vol fait aux vainqueurs tout-puissans de l’Asie. Plaisait-il au roi d’accorder mille talens à Taxile qui lui en avait donné, avec ses états, dix fois davantage, le front des familiers se rembrunissait sur l’heure : « Il fallait donc, s’écriait Méléagre, venir jusque dans l’Inde pour rencontrer un homme qui fût digne d’un pareil présent ! » Ne se croirait-on pas transporté à la cour du grand empereur au temps où le potentat « dont le trône s’appuyait sur l’Europe vassale, » distribuait si libéralement autour de lui les couronnes ? Chacun, on s’en souvient, trouvait son lot trop maigre et le lit qui lui était fait trop étroit : « Les envieux, se bornait à répliquer en ces occasions Alexandre, sont nés pour leur propre tourment. » Il eût pu ajouter : et pour le malheur de ceux qui les emploient. Ces intempérances de langage, ces sentimens bas et blessans auraient, quelques années plus tôt, provoqué chez le fils de Philippe quelque effrayante explosion de colère ; Alexandre paraît les avoir supportés alors avec une patience qui n’était peut-être pas exempte de dédain, mais qu’on n’était certes pas en droit d’espérer de la part du meurtrier de Clitus. Était-ce le poids d’un éternel et secret remords qui comprimait l’impétuosité naturelle de cette âme bouillante ? Ou ne doit-on pas plutôt reconnaître que le jeune héros apprenait peu à peu à régner ? Grand art que celui-là, et, si je ne me trompe, art infiniment plus rare et plus difficile que celui d’arracher, sur le champ de bataille, d’une main rapide et sûre, le laurier dont a pu se parer le front d’un Gengis-Khan ! « Qu’ils murmurent, disait Alexandre, mais qu’ils obéissent ! » Et ils obéissaient tous, en effet. En aurait-on pu dire autant des lieutenans de Napoléon ? A quelque distance qu’ils opèrent, les lieutenans d’Alexandre agissent toujours comme s’ils manœuvraient sous les yeux du maître. Ce dieu qu’ils contestent et que leur humeur bourrue ferait si volontiers descendre de son Olympe, n’en est pas moins un dieu incessamment présent à leur pensée ; son souvenir suffit à les défendre du relâchement funeste auquel une armée victorieuse la plupart du temps s’abandonne : ils sont à la fois hardis et ponctuels. Conduites par Cratère ou par Éphestion, les colonnes se rejoignent invariablement au moment voulu. Elles franchiront les montagnes et les fleuves,