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Elle croisa les mains et murmura quelques mots entrecoupés ;

— Mon Dieu ?… Pourquoi donc ?…

Et ses larmes roulèrent plus abondantes. Elle pria longuement, avec ferveur. Mais le même spasme douloureux crispait sa poitrine oppressée ; le ciel, les champs, la route étaient aussi gris, aussi transis ; le même brouillard d’automne, ni plus épais ni plus rare, tombait sur la boue du chemin, sur les toits, sur la voiture et les touloupes des postillons, qui, avec des éclats de voix joyeux, graissaient et attelaient la berline.


II.

Les chevaux étaient mis : le postillon tardait. Il était entré dans l’isba des gens d’écurie. L’obscurité y régnait avec une chaleur lourde et étouffante, un relent de pain cuit, de choux aigres, d’êtres humains et de peaux de mouton. Quelques postillons étaient réunis dans la pièce ; la cuisinière tournait autour du poêle, et sur ce poêle, un malade était couché sous une pelisse de mouton.

Le postillon, un jeune gars, entra dans la salle sans quitter sa touloupe, le fouet à la main ; il cria en s’adressant au malade :

— Père Fédor ! père Fédor !

— Qu’est-ce qu’il y a, fainéant ? qu’est-ce que tu veux à Fedka ? répondit un de ses camarades ; ne vois-tu pas qu’ils t’attendent dans la voiture ?

— Je veux lui demander ses bottes ; j’ai usé les miennes, poursuivit le jeune homme. — Il rejetait ses cheveux en arrière et passait ses moufles dans sa ceinture : — Est-ce qu’il dort ?… Hé ! père Fédor !

— Qu’est-ce que c’est ? soupira une voix faible. — Et une maigre face rousse se pencha hors du poêle. Une large main poilue, décolorée et décharnée, ramenait un caftan sur des épaules amaigries, couvertes d’une chemise sale : — Donnez-moi à boire, amis ; toi, que te faut-il ?

Le jeune homme tendit une cruche pleine d’eau.

— Voilà, Fédia, dit-il, hésitant. Toi, bien sûr, tu n’auras plus besoin de bottes neuves. Donne-les-moi, puisque tu ne marcheras plus, bien sûr…

Le malade inclina sa tête fatiguée sur la cruche de terre. Il but avidement en trempant dans l’eau trouble ses moustaches rares et pendantes, sa barbe malpropre, embroussaillée. Ses paupières éteintes, affaissées, se soulevaient avec peine vers le postillon. Quand il eut fini de boire, il voulut élever la main pour essuyer ses lèvres humides, mais il n’y parvint pas et les sécha à la manche de