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TROIS MORTS


Les lettres russes s’enorgueillissent d’un grand artiste, le comte Léon Tolstoï, l’auteur de la Guerre et la Paix. Bien avant qu’on eût inventé chez nous et réduit en formule la littérature dite naturaliste, impressionniste, M. Tolstoï avait été conduit, non point par une théorie, mais par la nature de son esprit, à photographier la vie dans ses plus cruelles réalités, dans ses plus fugitives nuances. D’autres ont encore enchéri sur cette tendance, et avant l’apparition des premiers romans naturalistes en France, Dostoïevsky publiait des pages qui semblent avoir servi de modèle aux œuvres les plus réalistes de notre nouvelle école. Je regrette d’enlever à celle-ci une illusion, mais les Russes l’ont précédée, dépassée souvent en audace. Chez M. Tolstoï, du moins, le détail repoussant n’est qu’un accident, et non un but ; l’observation minutieuse des choses est doublée d’une observation psychologique implacable comme une étude d’anatomie. Avec Gustave Flaubert, je ne sais pas d’écrivain qui ait mieux vu vivre la créature humaine dans son milieu naturel, qui ait rendu cette vie sensible avec plus d’exactitude et de simplicité. Je me propose d’étudier un autre jour ce talent multiple dans ses romans historiques et philosophiques ; désireux de le faire connaître sous une de ses faces, je traduis aujourd’hui une courte esquisse ; elle m’a frappé comme une symphonie faite avec un rien et d’une rare justesse de ton ; elle prouve, ce me semble, qu’on peut traiter avec un art délicat la vérité banale de la vie. Le romancier russe, semblable en cela à Balzac, se préoccupe peu du style proprement dit, il est indifférent aux répétitions fréquentes du même mot ; il tire ses effets de l’ensemble des valeurs. En profitant de l’autorisation que le comte Tolstoï a bien voulu me donner, je me suis efforcé de le traduire servilement ; il ne faut hésiter, je crois, à abdiquer le génie de sa propre langue, à la désosser, en quelque sorte, pour l’adapter au squelette de la phrase étrangère.

E.-M. de Vogüé.