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troupeaux, groupes d’effendis et gros Turcs comme nous n’en avons pas vu depuis longtemps. En dedans de la porte, une esplanade et encore d’immenses arbres enchevêtrés dans les murailles des cafés et des maisonnettes, la maison du gouverneur, le tribunal, une vraie civilisation. Nous sommes si habitués à notre vie du Nil, où les bateaux et les baudets ont été nos seuls véhicules, que le son d’une charrette nous surprend comme un bruit inusité. La ville est grande, et nous sommes quelque temps à parcourir les bazars et à y acheter de jolies poteries. Les boutiques sont bien plus ornées et variées. À toutes les devantures, nous retrouvons les fichus de cotonnade rouge à pois si répandus dans la Basse-Egypte et qui servent au musulman à tout, sauf à leur première destination : turban, cachemire, ceinture, écharpe, bourse, réceptacle de provision d’antiquités ou de tabac, ils sont alternativement tout cela, mais mouchoirs, jamais. Allah a donné au musulman des doigts pour cet usage. Quand nous repassons devant la maison du cadi, une bande d’une dizaine de prisonniers en sort, le carcan de fer au cou, les pieds et les mains enchaînés. Ils viennent d’être questionnés, fouettés sous la plante des pieds, et retournent en prison. Le soir, j’apprends qu’ils ont volé et tué un riche Grec près de Girgeh. On a administré au principal meurtrier, pour lui faire avouer sa part au crime, trois cents coups de courbach. Tous les vingt coups, on s’arrête. « Frère, confesse ton crime. — ? Je ne sais rien, » a été sa réponse jusqu’au trois-cent-unième coup, alors il a tout avoué. Dans quelques jours ils seront condamnés aux travaux forcés au Nil-Blanc pour la vie et ils reviendront avant trois mois. C’est la justice habituelle de l’Egypte.

Demain, avant de rentrer au Caire, nous ferons encore une halte à Fechn, terminant, chez l’aimable ami qui nous y attend, ce beau et charmant voyage.

Ce soir, il nous faut coucher dans le primitif petit hôtel de la gare, où trois chambres nues sont réservées aux voyageurs. Au loin, le muezzin appelle doucement à la prière du soir, et notre dernier souvenir de la Haute-Egypte sera celui de la belle invocation que prononcent cinq fois le jour les pieux musulmans : « Gloire soit à Dieu, maître de l’univers, le bon, le compatissant, Seigneur du jour du jugement ! À toi nous offrons notre adoration. De toi nous attendons le secours. Guide-nous dans la voie droite, dans la voie de ceux que tu as comblés de tes bénédictions, et non dans le chemin de ceux qui ont rencontré ta colère, ou qui ont péché. »


BLANCHE LEE CHILDE.