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formidables, vient doucement me manger dans la main. Tous mes amis arabes de rire : Taïb ! Si j’aimais la canne à sucre, — mais quelle fade horreur ! je m’assiérais dans le cercle et déjeunerais avec eux. Un adieu encore : cette fois à Karnak. Mais nous avons la bonne fortune d’y aller avec l’aimable et savant M. Rhône, et grâce à ses explications, l’obscurité se dissipe pour moi sur bien des points. Je n’ai jamais entrevu comme ici la grandeur de ce peuple qui, deux mille ans avant Abraham, adorait un Dieu suprême, idéal. Les attributs de ce Dieu, ses commandemens transmis par son représentant sur la terre, le pharaon, sont de la plus haute moralité. La pureté, la rectitude de conduite, sont les premières lois données au peuple. Les aspirations sont dirigées vers la gloire de Dieu en ce monde, vers l’union de l’être humain avec Dieu dans une vie future. La conception de la mort était celle du passage dans une vie éternelle après certaines épreuves. C’est dans ses temples que j’ai véritablement compris la grandeur sublime de cette religion, la plus ancienne connue, et je crois que ce n’est qu’en Égypte que l’on peut se la représenter. Je sais au moins que, pour moi, l’art et le culte égyptiens dont je n’apercevais que la raide monotonie, sont devenus ici du plus intense intérêt. Au lieu de laideur et de convention, j’ai trouvé la beauté et la solennité. Au lieu d’un art rude, j’ai trouvé la vie, l’harmonie et un sentiment plus développé que dans bien des siècles de lumière. Mais aussi j’ai senti que ce voyage était un labeur sérieux pour la pensée et pour l’intelligence et qu’il mettait toutes nos facultés en usage, — usage noble et élevé. Un voyageur anglais écrivait très spirituellement il y a quelques années en revenant du Nil : « Le touriste le plus léger, qui part du Caire avide de nouveaux monumens, en revient un citoyen du monde d’il y a six mille ans et contemporain de la momie. »


Vendredi, 27 janvier.

Ce soir, par un clair de lune naissant et une nuit bien froide, nous allons coucher à bord du bateau postal qui nous emmène, le cœur gros de quitter de si beaux endroits.


Samedi, 28 janvier.

Vers neuf heures, le bateau s’arrête à Keneh, nous ayant d’abord débarqués sur l’autre rive. Nous allons d’ici faire notre dernière excursion de ruines, celle de Dendérah, que nous apercevons là-bas, dans les collines de la chaîne Libyque. Notre restaurateur du bord, brave Italien aux manières charmantes, s’offre à nous piloter, et il