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phalange gardera dans cet assaut étranger à ses habitudes dépend le destin tout entier de la guerre. Rien ne sert d’avoir enfoncé et dispersé l’aile gauche si l’on ne parvient à renverser ce dernier boulevard ; il y va de la réputation de l’infanterie grecque. « C’est sur les conducteurs, s’écrie Alexandre, que vous aurez à faire pleuvoir vos traits ! Les éléphans de Porus sont comme les vaisseaux de Tyr et d’Athènes ; frappez le pilote, il ne restera plus qu’une épave privée de gouvernail, une épave presque aussi dangereuse pour ses voisins que pour l’ennemi. » Mais les éléphans eux-mêmes sont-ils donc aussi invulnérables qu’une émotion exagérée le suppose ? Leur trompe, leurs jarrets peuvent être entamés aisément ; il n’a fallu qu’une flèche pour percer le talon d’Achille. C’est ainsi qu’Alexandre encourage ses soldats et les dispose au choc terrible qui s’apprête. La phalange cependant n’a pas le temps de se mettre en marche : ce sont les éléphans, lancés à ce moment décisif par Porus, qui viennent à son encontre. — Il y a dans ce spectacle étrange, inattendu, quelque chose de plus terrifiant peut-être que ne le fut aux champs de Fontenoy l’approche de la fameuse colonne anglaise s’avançant, masse inébranlable, à travers le ravin qu’elle avait résolu de franchir. Les escadrons venaient, l’un après l’autre, pareils aux flots qu’une proue d’airain écarte, battre les flancs hérissés de fer contre lesquels d’instant en instant on les lançait ; les bataillons succédaient avec aussi peu de fruit aux escadrons ; tout semblait perdu, et les cœurs des vétérans mêmes se serraient quand le signal de la charge se faisait de nouveau entendre. Ce fut alors qu’on vit, nous assurent les mémoires du temps, un jeune soldat, indigné de sentir ses genoux se dérober sous lui, s’enfoncer brusquement sa baïonnette dans la poitrine. L’exemple de ce soldat, martyr du point d’honneur, qui n’hésite pas à chercher dans une mort volontaire le moyen d’échapper à la honte de se montrer faible devant le danger, quand le danger revêt à ses yeux un aspect inaccoutumé, prouve assez l’influence que peut exercer sur le sort d’une bataille l’apparition soudaine de quelque engin de guerre encore inconnu, éléphans, mitrailleuses, fusils à tir rapide ; il en sera de même de toute formation tactique qui viendra, comme la colonne anglaise, troubler la troupe ennemie dans ses habitudes routinières de courage.

« La guerre, répétait souvent l’illustre maréchal qui sut pacifier l’Afrique après l’avoir conquise, n’est qu’une succession d’effets moraux. » L’effet moral dut être considérable quand la ligne des éléphans de Porus se mit en mouvement. Le sol tremblait sous le pas massif qui frappait lourdement l’argile, et la force d’impulsion de ce majestueux ensemble semblait telle que l’idée d’arrêter le flot menaçant ne vint, assure-t-on, à personne. Les rangs de la phalange s’ouvrirent à l’instant d’eux-mêmes ; les conducteurs