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riches sont établis sur leur tapis de prière, les autres sur une natte ou simplement sur leurs manteaux. Tout le long de la route, d’Esnèh à Edfou, hier à Assouan, nous en avons pris et laissé. Ils arrivent au bateau, quelques-uns précédés d’un esclave qui porte sur sa tête le tapis roulé contenant leur petit bagage de route. Un ou deux vêtemens de rechange, un sac de dattes, du tabac. En un instant, le tapis est étendu, l’Arabe a déroulé son plus gros manteau, s’en est fait un coussin d’appui : il s’accroupit à la façon rapide d’un chat, et voilà l’installation faite pour un, deux, trois, quatre jours. Il changera à peine de place si ce n’est pour rapprocher son campement de celui d’un ami nouvellement arrivé ou pour dire ses prières : ce que nous le voyons faire plusieurs fois par jour. Aux villages où le navire s’arrête, ils achètent leur surcroît de nourriture, une ou deux cannes à sucre, qu’ils sucent pendant une heure. Puis ils font constamment et délicatement leurs cigarettes. A quoi pensent-ils ? De quoi causent-ils ? Car si ces figures immobiles, dignes, graves peuvent être silencieuses pendant des heures, rien n’est plus bavard, plus bruyant, plus gai que ces mêmes Arabes lorsqu’ils se connaissent ou se retrouvent. Ils s’embrassent, quand ils sont, de rang égal, plusieurs fois, se serrent la main, font une foule de gestes charmans, de salams de la bouche, du front ; puis ils causent et rient, mais comme l’on n’entend rire en Europe que les enfans. Ils adorent la plaisanterie, la comprennent même venant de nous, qui ne savons rien de leur langue, avec une rapidité qui laisse bien loin le plus malin Français ; et puis alors ils rient littéralement à gorge déployée, montrant leurs admirables dents blanches. De quoi ils causent ? D’argent, paraît-il, presque toujours, de piastres, de dollars et puis de leurs chameaux. Souvent le mot de gemèl revenait dans les histoires que racontait hier à un cercle béant un grand soldat arabe, propriétaire d’un tapis jaune citron que je lui aurais volontiers acheté. Notre bateau postal prend des voyageurs à tous les arrêts. Ni sur un des odieux bateaux de Cook’s tourists ni sur une dahabieh particulière, je n’aurais rencontré ce public de voyageurs constamment renouvelé, si pittoresque, si brillant de couleurs, si doux et bien élevé. Quel est le pays européen où l’on pourrait, pendant huit jours, se trouver sur le même pont d’un petit navire avec cinquante, soixante, cent passagers de troisième classe qui y dorment, y mangent, y vivent, sans être excédé de bruit, de mauvaises odeurs, de tapage le jour, de disputes la nuit ? Ici, rien de semblable. Le bruit serait plutôt de notre côté. Quand nous remontons sur notre partie du pont, après nos repas longs et odoriférans, je retrouve nos beaux amis aux mêmes places, parfaitement heureux d’avoir déjeuné d’une canne à sucre, disant leur chapelet des quatre-vingt-dix-neuf perfections d’Allah et fumant leur cigarette. Et puis, si je leur