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Le capitaine Moustaffa-Effendi-Sady, qui commande ici un détachement de soudanieh, nous fait les honneurs de la petite ville. Le bazar, limité à deux petites ruelles couvertes de paillassons, est tout à fait primitif. Les marchands, à l’aspect sombre et sauvage, n’ont pas la bonne grâce de ceux du Caire. Les boutiques, misérables petits trous, ne contiennent que trois ou quatre espèces de marchandises : des paniers et des plateaux en fibre de dattier de même forme et teints des mêmes couleurs que ceux que l’on retrouve dans les anciens tombeaux ; des plumes d’autruches, grises, noires et blanches ; quelques belles peaux de léopards et surtout des vases, des tasses, des ornemens en terre noire ou rouge, fins comme du Wedgwood. L’irruption de notre caravane a fait un effet désastreux. Les prix montent de moitié sur ceux d’hier. Je laisse écouler la première fougue de mes compagnons, et lorsqu’ils s’éloignent je rentre au bazar faire de nombreux achats de paniers. Mais il s’agit de payer 44 petites piastres à la marchande, vieille négresse hideuse, décharnée, sourde et presque aveugle. Je compte péniblement les quarante-quatre petites pièces dans la main de mon guide, le capitaine Moustaffa, qui les lui recompte. Elle en refuse une partie après les avoir minutieusement observées l’une après l’autre et mises dans son œil et dans sa bouche. Il faut, en plein soleil et malgré le vent glacé qui soulève des nuages de poussière infecte, lui trouver d’autres pièces dans le sac de monnaie que nous avons apporté exprès. Après force coups de coudes et menaces du capitaine, elle finit par en accepter d’autres et s’en va. Nous continuons nos achats : ici, même difficulté ; dès qu’une pièce est trouée, et elles le sont pour la moitié, ou écornée, et elles le sont pour un quart, ou usée, et elles le sont presque toutes, les Nubiens ou Arabes de la Haute-Egypte n’en veulent pas. C’est un embarras continuel, good for Cairo, not good for Arabman, et rien ne les leur fait accepter. ils renoncent plutôt à toute affaire. Au milieu de mes débats avec le potier, la mégère aux paniers revient : nue sous son voile noir et sa chemise bleue trouée, la vilaine créature me fourre sous les yeux une main de singe couverte de bagues de cuivre, un bras écaillé orné de cercles d’argent et de verroterie. Ce sont les piastres qu’elle me rapporte. Moustaffa l’injurie et la renvoie ; rien n’y fait. Pendant toute notre course, elle nous harcèle, nous hurle aux oreilles, ameute les passans. Il faut finir par lui céder et lui changer encore douze piastres qui lui déplaisent. Ce petit bazar sauvage a un caractère extraordinaire. La lumière joue si violemment sur tous ces étranges étalages de plumes, d’ivoires, de peaux de léopard, de verroteries. Puis les passans sont d’aspect si différent ! des guenilles sur des corps si étranges ! Tantôt ces grands nègres, presque nus, d’un bleu indigo, aux lèvres si épaisses qu’elles ne peuvent