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de longs roulemens de tonnerre, loin de gêner ces préparatifs, les favorisa. Le fracas de la foudre, les rugissemens du vent, étouffèrent le bruit des marteaux et empêchèrent les sentinelles toujours aux aguets de soupçonner le travail auquel, avec une activité fiévreuse, les charpentiers ennemis se livraient. Quand le jour parut, la besogne était terminée et, par une coïncidence qui tendrait à prouver que tout sert les projets d’un général heureux, le vent et la pluie avaient cessé. Cavaliers, fantassins se hâtèrent de prendre place, les uns sur les barques, les autres sur les radeaux accostés à la rive ; Alexandre s’embarque sur une triacontore, péniche non pontée de trente avirons. Près de lui il a fait asseoir trois de ses gardes du corps, Ptolémée, Perdiccas, Lysimaque, et un seul hétaire, Séleucus ; la moitié des hypaspistes l’accompagne ; la seconde moitié est distribuée sur d’autres triacontores. L’armée quitte la rive et vogue vers l’île boisée dans le plus grand silence. Alexandre n’ignore pas que des cavaliers ennemis ont été postés de distance en distance sur les bords du fleuve et il s’étonnerait que les gués ne fussent pas l’objet d’une surveillance spéciale, mais l’île masquera complètement la flottille, et la majeure partie du trajet se trouvera vraisemblablement accomplie avant que le mouvement périlleux qui s’opère ait été découvert. L’événement n’a pas démenti les prévisions de l’habile capitaine ; les vedettes de Porus n’ont rien vu et ce n’est qu’au moment où les barques se dégagent de la pointe allongée qui les a cachées jusque-là que les éclaireurs indiens prennent l’alarme ; mais déjà la flottille, faisant force de rames, n’avait plus qu’un canal étroit à franchir pour aborder. Les cavaliers sykhs, — je veux dire, l’erreur est excusable, les cavaliers de Porus, — n’ont pas besoin d’en savoir davantage ; trop peu nombreux pour songer un seul instant à s’opposer eux-mêmes à la descente, ils tournent bride et se dirigent de toute la vitesse de leurs chevaux vers le camp, qui demeure dans une sécurité insouciante et complète.

La cavalerie macédonienne a pris terre la première ; Alexandre se place à sa tête et la range en bataille. Le voilà donc enfin sur le terrain auquel depuis si longtemps il aspire ! le sort de l’Inde peut maintenant se décider dans une journée. Alexandre se trompe ; il n’a pas encore traversé l’Hydaspe ; ce n’est pas sur la terre ferme que sa flottille vient de le déposer ; c’est dans une seconde île, dans une île séparée de la rive orientale par un canal dont la largeur et la profondeur ne créent pas en général au voyageur isolé ou aux caravanes un obstacle de nature à être signalé par des guides, mais qui, démesurément grossi ce jour-là par l’orage de la veille, mérite qu’on réfléchisse avant de se hasarder à le passer à gué. La témérité ne serait guère moins grande si l’on essayait d’amener dans ce fossé bourbeux les barques et les triacontores ; en s’attardant à