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spectacle imposant et bien fait pour justifier les plus sombres inquiétudes. Quel que soit le chiffre de ses combattans, une armée indienne affecte toujours, par le nombre de valets qu’elle traîne à sa suite, l’aspect d’une multitude. La vue des éléphans, masses énormes plantées comme des bastions au milieu de la plaine ; les cris stridens que ces animaux mêlaient au roulement des tamtams et au fracas aigu des cymbales jetaient la terreur dans le cœur des soldats les plus intrépides. Il était bien certain que la cavalerie ne supporterait pas le choc de la massive et monstrueuse phalange ; les chevaux se cabreraient et emporteraient, impatiens des efforts qu’on ferait pour les ramener au combat, leurs cavaliers loin du champ de bataille. L’infanterie, maîtresse de ses mouvemens, serait moins ébranlée ; mais comment songer à transporter sur cette rive si formidablement défendue l’infanterie livrée à elle-même, l’infanterie qui n’avait jamais marché sans que de nombreux escadrons la flanquassent et se tinssent prêts à défendre ses ailes ? Un passage de vive force, pour peu qu’on y réfléchît, était hors de question ; il fallait manœuvrer, tromper l’ennemi et passer rapidement sur un point où l’on ne serait pas attendu.

Alexandre divise son armée en plusieurs corps, envoie les uns reconnaître les gués, les autres « faire le dégât. » Il ne s’inquiète pas de rester ainsi affaibli en face de Porus ; le roi de Lahore n’a jamais révélé par le moindre symptôme l’intention de prendre l’offensive, et si, — chance improbable, — l’ennemi, jugeant tout à coup l’occasion propice, se laissait entraîner à exécuter le premier le mouvement devant lequel Alexandre hésite, les Macédoniens, si restreint que pût être alors le nombre de leurs cohortes, auraient probablement sujet de remercier de cet heureux hasard la fortune, car ce n’est pas la bataille, c’est le passage du fleuve qui constitue leur principal souci.

Des provisions immenses s’accumulent peu à peu dans le camp. Alexandre prend soin de les amonceler dans des magasins bien en vue et s’applique à entretenir chez l’ennemi, par tous les moyens possibles, la croyance qu’il veut s’établir à demeure sur la rive droite de l’Hydaspe, afin d’y attendre la saison d’hiver, qui fera baisser les eaux et rendra de nouveau le fleuve guéable. Toutefois, il croit bon de fatiguer par des démonstrations incessantes l’armée de Porus, de l’accoutumer à de continuelles alertes sans issue, de telle façon que le jour où un mouvement sérieux sera signalé par les vedettes, les Indiens, habitués à de fausses alarmes, mettent en doute l’attaque dont on viendra leur donner avis et hésitent à se déplacer pour courir au-devant d’un ennemi dont les feintes lui auront tant de fois fait prendre inutilement les armes. Il n’est guère de nuit où la cavalerie macédonienne ne simule les apprêts