Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/760

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Napoléon III. Les journaux de l’opposition insinuèrent mille perfidies, l’indignation contre lui redoubla, et ceux-là même qui eussent accepté, son poste avec empressement lui reprochèrent de ne l’avoir point refusé. On fut injuste pour lui jusqu’à la cruauté. Je le vis peu de jours avant son départ ; il était troublé, et trouvait que Washington était loin, bien plus loin qu’Aix en Provence. « Bah ! lui disais-je, vous en reviendrez bientôt ; avant deux ans vous serez ministre. » Il me répondit par une question : « Et vous, qu’allez-vous faire ? — Continuer mon travail sur Paris, tout simplement. » Avec un sentiment de tristesse il riposta : « Vous avez peut-être raison. » Il fut assez froidement accueilli en Amérique ; les républicains du nouveau monde, auxquels nulle vanité n’est inconnue, estimèrent qu’on leur avait quelque peu manqué de respect en ne leur envoyant qu’un écrivain : le moindre baronnet eût mieux fait leur affaire.

Prévost-Paradol était perdu pour la littérature, à laquelle j’avais toujours espéré qu’il finirait par se consacrer sans esprit de retour aux choses de l’ambition. J’en veux à la politique de ce qu’elle a enlevé aux lettres tant d’hommes éminens sans bénéfice pour les destinées du pays ; elle a énervé des poètes, des historiens et des moralistes ; Chateaubriand n’y a rien gagné, Victor Hugo s’y est diminué, Lamartine n’en est pas revenu ; Adolphe vaut mieux que tous les discours de Benjamin Constant. Je vis donc partit Prévost-Paradol avec peine, sans soupçonner cependant le dénoûment qu’il allait lui-même donner à sa vie. Dès qu’il sut que la guerre était déclarée entre la France et l’Allemagne, les prévisions qu’il avait formulées prirent un corps et lui apparurent avec la précision d’un fait accompli. Il comprit que, sans alliés, au milieu de l’Europe malveillante, avec une armée dont l’infériorité numérique n’avait pu lui échapper, avec des factions hostiles, qui dans une défaite oublieraient la chute de la France pour ne voir que la chute de l’empire, il comprit que la partie était trop inégale, qu’elle était compromise dès le début et qu’elle se terminerait au milieu de nos ruines. Il aperçut dans un avenir prochain des événemens dont il ne voulut pas être le témoin ; un soir, il se tira un coup de pistolet au cœur. A l’heure où Paris en émotion chantait la Marseillaise, criait : A Berlin ! et se croyait maître de la victoire, la mort de Prévost-Paradol passa presque inaperçue. Qu’importe une intelligence de moins lorsque l’on va ceindre les lauriers immortels et renouveler le miracle des ancêtres ? Cette fin tragique fut sentie et déplorée par ceux qui l’avaient connu, qui l’avaient aimé ; j’étais du nombre, et bien souvent, depuis, j’ai regretté qu’il ne fût plus là !


MAXIME DU CAMP.