habile dans l’arrangement, il prenait cinq ou six ouvrages étrangers, savait en extraire la substance même et en composait un volume très instructif et très amusant, car l’espèce de diable au corps qui était en lui passait dans ses œuvres. Je me rappelle des récits de la guerre de Hongrie, 1848-1849, qui sont d’un entrain, d’une saveur, d’une vivacité extraordinaires. Il a été la ressource de tous les recueils littéraires qui débutaient ou qui, comme l’on dit dans l’intimité des bureaux de rédaction, étaient à court de copie. Il avait toujours un travail commencé qu’il envoyait, qu’on insérait, et dont la suite parfois faisait défaut. Je me souviens qu’à la Revue de Paris, nous avons publié les premiers chapitres de la traduction des Mémoires de Lorenzo d’Aponte, dont nous n’avons jamais pu lui arracher la suite. Il avait le travail intermittent, la fantaisie l’emmenait et on courait après lui sans pouvoir le retrouver. Impatient, supportant mal les reproches, il avait de la colère et finissait par pleurer en s’écriant : « Le ciel n’aura donc jamais pitié de moi ? » Son existence avait été difficile ; il avait des dettes, jouait à cache-cache avec ses créanciers et faisait le saut périlleux par-dessus les gardes du commerce. Quelques billets de mille francs l’auraient sauvé, il ne les trouva jamais. Quand il venait au Journal des Débats, il était froidement accueilli par les maîtres du lieu ; on sentait qu’entre eux et lui, il y avait eu des difficultés où la littérature n’était pour rien. Il glissait comme une ombre, ne faisait illusion à personne sur son âge, malgré sa perruque, sa moustache teinte et sa badine. Il avait gardé l’habitude de se vêtir comme vers 1835, avec des redingotes sanglées à la taille et de hautes cravates qui rejetaient la tête en arrière. C’était un revenant, il en avait l’allure et le mystère ; il disparaissait sans qu’on l’eût vu ou entendu sortir. Il attribuait les malheurs ou plutôt les tracasseries dont sa vie était tourmentée à sa qualité d’homme de lettres ; il disait : « Nous sommes comme les çoudras de l’Hindoustan, nous sommes la caste maudite. » Il m’écrivait : « Cher ami, mon coparia ! » Il obéissait à une manie qui n’est pas près de prendre fin, car l’homme y trouve son excuse, et qui consiste à rendre la fonction que l’on exerce responsable des mésaventures que l’on ne doit qu’à soi-même.
Les rédacteurs du Journal des Débats étaient divisés en deux escouades distinctes ; l’une, que l’on nommait les vieux Débats, comprenait Edouard Bertin, Normant, Silvestre de Sacy, Saint-Marc Girardin, Jules Janin, Philarète Chasles, Alloury, Fr. Barrière, Delescluze, qui sont morts ; l’autre, les jeunes Débats, était composé de recrues nouvelles, dont quelques-unes avaient déjà rang de capitaine ; le plus brillant de cette petite troupe était