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âgé de soixante et onze ans, — la goutte et l’obésité étaient devenues d’incurables infirmités qui le retenaient au logis, dans le petit chalet qu’il s’était fait construire à Passy et dans le tympan duquel on avait inscrit ce vers de Boileau, que l’on ne s’attendait guère à lire sur la demeure de Janin :


: Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire !


Se traînant à peine, respirant mal, étouffé par la graisse, il ne pouvait plus aller au théâtre ; on lui racontait les pièces après la première représentation, il dictait son feuilleton sur le sujet indiqué ou à côté. Son œuvre est considérable ; outre les articles qu’il avait répandus partout, il a publié près de soixante volumes ; il me semble que tout cela sera bien léger dans la balance où l’on pèsera la littérature de notre époque ; le Mouchoir bleu, d’Etienne Béquet, qui fut aussi rédacteur au Journal des Débats, n’a que six pages et, me parait d’un poids plus sérieux. Malgré ses défauts, Jules Janin fat bon, mais, comme beaucoup de gens de lettres, il était meilleur dans la causerie que la plume à la main.

Un autre écrivain du Journal des Débats fut, comme Janin, un producteur infatigable, mais avec une supériorité qui exclut toute comparaison, c’est Philarète Chasles, auquel il n’a manqué que plus de tenue dans le mode de vivre pour prendre rang. Il était fils d’un piètre défroqué, qui fut conventionnel et mourut aux Invalides. De cette origine il avait conservé quelque chose d’inquiet qui se reflétait dans sa personne. L’existence ne lui avait pas été clémente. Au début, il avait commencé par être ouvrier typographe à Paris et à Londres. Son talent était de bon aloi ; sa critique fine et profonde justifiait son titre de professeur au Collège de France. Il savait très bien l’italien, l’anglais et l’allemand, ce fut là le point de départ de sa carrière littéraire. Les classiques et les romantiques se battaient ; les uns disaient : Homère et Sophocle ; les autres répondaient : les Nibelungen et Shakspeare. Philarète Chasles se tint entre les deux camps ennemis et il résolut de faire connaître en France les littératures étrangères, dont on parlait beaucoup sans les avoir étudiées. Sous ce rapport, il a rendu aux lettres françaises un sérieux service. C’est par lui plus que par tout autre que les œuvres de l’Allemagne et de l’Angleterre modernes ont été révélées à notre pays ; seule, sa traduction du Titan de Jean-Paul Richter constituer mit un titre à la gratitude des lettrés. Il a touché à tout sujet non-seulement avec la verve qui lui était naturelle, mais avec la perspicacité que donne la connaissance approfondie des choses, il était