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cygne ! » Il présidait souvent, en qualité de doyen de la faculté des lettres de Paris, aux examens pour le baccalauréat ès-lettres. Il y faisait preuve d’une indulgence de nourrice. Un jour, pendant que j’assistais près de lui à un de ces examens, il avait fait expliquer une dizaine de vers d’Ovide à un jeune candidat de figure satisfaite et de science douteuse. Il était question de Jason. Le père Patin dit : « Est-ce que Jason, lors de la conquête de la toison d’or, ne fut pas aidé, — vous m’entendez bien, — aidé par une femme ? » L’écolier répondit : « Oui, monsieur ; oui, monsieur. — Eh bien ! dites-moi le nom de la femme qui l’a aidé. » Le candidat n’hésita plus et lâcha : « Andromède. » Patin répliqua : « Non, monsieur, c’était Médée ; je vous l’avais dit. » Il donna la note passable. Je me mis à rire ; alors il me dit : « Ce pauvre diable m’a cité un nom de l’antiquité, je dois en tenir compte ; rien ne l’empêchait de répondre : Mme de Maintenon. » J’avais été très frappé de la faiblesse des examens auxquels j’assistais ; j’en parlai à Patin et lui demandai si de mon temps nous étions ignorans à ce point. Sa réponse est précieuse : « Vous êtes de la fournée de 1841 ; à cette époque, vous valiez mieux et vous aviez tous quelque teinture littéraire ; vous la deviez au romantisme, que nous avons eu tort de combattre et de proscrire, car vous y aviez puisé le goût de la poésie : vous connaissiez Ronsard et Marot, quelques-uns d’entre vous avaient lu Garnier, Moncrestien et Maynard. Aujourd’hui, il n’en est plus ainsi ; le fond est immuable : Corneille, Racine, La Fontaine et Molière. En deçà et au-delà, il n’y a plus rien. Après la révolution de 1848, le niveau scolaire a subitement baissé et ne s’est plus relevé. À cette heure, dans les collèges, la littérature, c’est la belle au bois dormant : béni soit le filleul des fées qui la réveillera ! » — « L’avantage de la littérature, c’est de donner des goûts nobles, » écrivait Mérimée à Panizzi, et il n’avait pas tort. On le savait au Journal des Débats, où les conversations sur les beaux-arts, sur les éditions recherchées, sur les reliures de Pasdeloup, de Derôme, de Capé, de Bauzonnet, étaient de monnaie courante. Le frère d’Édouard Bertin, Armand Bertin, celui dont Ingres a fait un si admirable portrait, était un bibliophile ; sa marque est restée célèbre. Silvestre de Sacy aimait les beaux livres et Jules Janin ne reculait ni devant les grandes marges ni devant les maroquins du Levant frappés par les fers de Marius Michel. Il venait peu aux Débats ; sa goutte et sa ventripotence lui rendaient trop pénible l’ascension des escaliers. Lorsque par hasard il avait pu se hisser jusqu’à la salle de rédaction, c’était fête, car sa large face, son gros lire et son esprit mettaient tout le monde en belle humeur. À la fois savantasse et précieux, abusant de la citation latine, il avait un style biscornu et émietté qui avait fait sensation au début, mais qui avait promptement vieilli et dont