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pourchassait « les coquilles » avec une perspicacité que rien ne déroutait. J’ai fait le calcul qu’un article de la Revue des Deux Mondes est lu et corrigé une quinzaine de fois avant de paraître. Buloz était fier de la correction des textes de la Revue et ne ménageait point ses peines pour parvenir à la perfection. Maître du seul recueil périodique qui ouvrît d’emblée l’accès du grand public, François Buloz eut bien des ennemis parmi ceux dont il refusa les œuvres et dont la vanité blessée ne lui pardonna guère. Peu d’hommes lurent plus insensibles aux influences et aux recommandations. Il ne considérait que l’intérêt de la Revue, y conformait ses appréciations et rejetait tout ce qui pouvait s’en écarter. On peut dire, à cet égard, qu’il eut une idée fixe, et c’est à elle qu’il a dû son succès. Jamais je ne lui ai entendu adresser un compliment à un écrivain, et un jour, — à propos de Mérimée, — il me disait : « Pas un seul d’entre vous ne sait bien la grammaire, » ce qui, après tout, n’est pas impossible. Son tempérament naturellement ferme s’était durci au contact des prétentions qu’il fallait refréner, des sollicitations que l’on avait à repousser, des refus qu’on avait le devoir de maintenir. A cela venait s’ajouter la concentration d’une pensée qui était toujours la même ; le caractère s’en ressentait, et les rapports avec lui n’étaient pas toujours amènes. On bataillait, on s’emportait, mais, lorsque l’on était de bonne foi, on finissait par reconnaître que ses observations étaient justes et que le plus sage était de s’y soumettre. Cette nature, résistante parfois jusqu’à la dureté, avait des détentes subites. Un jour que nous causions ensemble des premiers temps de la Revue et des difficultés contre lesquelles il avait lutté, il s’attendrit et, les yeux trempés de larmes, il me dit : « Quand j’avais des auteurs, je n’avais pas d’abonnés, et maintenant que j’ai des abonnés, je n’ai plus d’auteurs. » Plusieurs fois j’ai surpris chez lui des accès de sensibilité qu’il ne parvenait pas à dominer et que souvent il masquait derrière des brusqueries qui n’avaient rien de spontané. Singulier homme, mal apprécié parce qu’on le jugeait sur des torts de forme qu’il ne cherchait pas à dissimuler, mais plein de qualités sérieuses, dévoué à son œuvre, qui passait avant toute autre préoccupation, de conception très intelligente et d’expression souvent confuse, comme si la fatigue de son perpétuel labeur eût obscurci sa parole ; il ne se reposa jamais, et, malgré sa vigueur, il a dû parfois fléchir sous la lassitude. A la fin de sa vie, épuisé, se raidissant contre le mal avec une énergie invincible, sourd, presque aveugle, il se soulevait encore pour tâcher de surveiller la Revue. Jusqu’à la fin, il en parla, il y pensa. Les écrivains ont fait la fortune de son recueil ; en échange, il leur a donné la notoriété et les a fait connaître partout où notre langue est comprise ; la meilleure part est pour eux. Il a plus fait en faveur de la