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fossé. D’autres y auraient péri ; elle s’est sauvée par l’amour du travail ; jamais manœuvre n’a plus besogné, et ne serait-ce que par cela, elle est respectable ; elle fut un homme de lettres que nul repos ne tenta, que nulle fatigue n’a découragé. Chaque soir, lorsque les comptes étaient en règle, les bas ravaudés, les ordres donnés pour le lendemain, elle prenait la plume et de sa grosse écriture elle écrivait un nombre de pages déterminé. A l’heure de son labeur, il se développait en elle une force de production dont elle n’avait pas tout à fait conscience ; on eût dit qu’un autre être apparaissait en elle, travaillait et disparaissait dès que la tâche était finie. Elle m’a dit : « Quand je commence un roman, je n’ai aucun plan ; ça s’arrange tout seul pendant que je griffonne et ça devient ce que ça peut. » L’aveu m’a paru sincère et dénote une fécondité prodigieuse. A la mort d’Alfred de Musset, George Sand, qui n’ignorait pas qu’on l’accusait d’avoir tué son génie et martyrisé son cœur, crut que le moment était venu de protester et de raconter le drame à deux personnages où elle avait tenu le principal rôle. Musset ne l’avait point ménagée :

: Honte à toi, qui, la première,
: M’as appris la trahison,
: Et de honte et de colère
: M’as fait perdre la raison !


Sous le titre d’Elle et Lui, elle écrivit le récit de son aventure avec Musset. François Buloz m’a dit avoir gardé le manuscrit pendant près d’un an sans pouvoir se décider à le publier. Lorsque ce procès-verbal de nécropsie parut dans la Revue des Deux Mondes (du 15 janvier au 1er mars 1859), la curiosité fut vive ; on s’aperçut que tous les torts étaient du côté d’Alfred de Musset, mais l’on estima que certains épisodes dont on n’ignorait pas les détails avaient échappé au souvenir de l’auteur. Paul de Musset riposta et tenta de prouver, dans Lui et Elle, que tous les torts appartenaient à George Sand. Ni l’un ni l’autre n’a dit la vérité sans restriction ; en contrôlant les deux volumes et en les complétant, on parviendrait à raconter exactement la passion de ces deux malheureux. Dans le livre de George Sand, il y a une scène qui est décrite avec une réalité irréprochable. Tous deux, — Elle et Lui, — sont un soir dans la forêt de Fontainebleau ; Musset veut y passer la nuit ; l’exaltation l’envahit et il a un accès de délire : visions, cris de désespoir, chants d’ivresse, bonheur extatique et terreur nerveuse. Dans l’espace de cinq ou six heures, il traverse toutes les phases de la folie. Pendant un des instans où la sensation d’une ineffable félicité l’emportait, il voulut mettre un signe dans ce lieu que l’exacerbation de son cerveau changeait en paradis. Sous un rocher il enfouit une