pour la marche, elle avait l’air d’une bonne bourgeoise apte aux choses du ménage, et ne représentait en rien l’image que l’on pouvait se créer de Lélia. Encoqueluchonnée d’une perruque noire habilement posée, le teint mat, les joues aplaties et les dents trop longues, elle eût paru laide si le regard de ses yeux profonds n’avait rappelé sa beauté d’autrefois. Je cherchais à retrouver les lignes du portrait que Champmartin a fait d’elle et les délicatesses qu’Eugène Delacroix a mises dans l’esquisse où elle est représentée en homme avec un visage de travers, qui est le fait du peintre et non pas du modèle. Il ne restait plus rien ; tout s’était évanoui au souffle de l’âge ; « le pauvre enfant » n’aurait pas reconnu son « grand George ; » elle avait quelque chose d’immobile, comme si elle eût baigné dans une placidité pénétrante qui ne permettait plus aux émotions de la frôler. Il y eut toujours en elle, je crois, une dissonance singulière. Elle avait l’apparence calme, le geste lent, le regard doux, la voix un peu faible ; son aspect était d’un être reposé, pondéré et dont la sérénité est imperturbable ; au dedans d’elle, il y avait des intempérances, des conceptions extraordinaires, le dégoût de l’habitude, la recherche de l’inconnu, la révolte contre l’uniformité de la loi et des usages, l’indignation contre l’infériorité matérielle de son sexe et une absence de scrupules qui livrait carrière aux fantaisies. On a dû bien souvent se tromper sur son compte et, néanmoins, elle s’est montrée supérieure à presque tous les hommes dont elle a subi l’influence. L’histoire de sa vie serait celle de ses romans ; ses transformations furent nombreuses ; derrière chacune d’elles il y a un inspirateur ; chacune de ses religions fut le culte d’un dieu nouveau ; son olympe fut peuplé ; les divinités qui s’y sont pressées à tour de rôle ou en même temps ont été de si pauvres idoles que, sauf deux ou trois exceptions, on ne pourrait les nommer. Ces ombres, que ses illusions avaient animées, sont retournées au néant, d’où elle n’aurait pas dû les tirer.
En 1868, — elle avait alors soixante-quatre ans, — je dînai avec elle en tête-à-tête. Elle avait désiré m’interroger sur un fait qui l’intéressait et nous passâmes la soirée dans le salon d’un restaurant où elle prenait ses repas lorsqu’elle était à Paris. Elle fut très causeuse et plus d’une fois se laissa aller à des confidences que je ne sollicitais pas, car, près d’elle, j’étais respectueux, comme il convient avec les maîtres. Au cours de la conversation, elle me dit : « Toute mon ambition est de posséder 3,000 livres de rente. » Je fis un bond : « Comment ! vous, George Sand, vous ne les avez pas ! » Elle répondit : « Non ; j’ai gagné beaucoup, beaucoup d’argent, je l’ai dépensé ; j’en aurais gagné davantage, je l’aurais dépensé de même. » Elle eut alors un sourire mâle, où l’orgueil de la domination exercée, le sentiment d’une supériorité acceptée, se