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rouler dans l’abîme ? Mithridate se croit libre, il l’est en effet, et l’événement le prouve. Non-seulement à la fin il pardonne à Monime, mais il la remet aux mains de son rival, de son fils Xipharès, justement comme Polyeucte « résigne » Pauline aux mains de Sévère. Imagine-t-on le More de Venise blessé par un Cypriote et confiant, avant de mourir, Desdemone aux bras de Cassio ? Non, non, Othello, comme nous le disions tout à l’heure, n’est même plus libre de laisser vivre Desdemone ni de se laisser vivre ; une fatalité le pousse, une fatalité intime, qui ne permet pas qu’il s’arrête. Son caractère court vers un but dont rien ne peut le détourner ; aucune puissance ne peut le fléchir vers un dénouaient meilleur. Shakspeare, ayant imaginé Othello, n’est plus maître de sa destinée, laquelle commande nécessairement la destinée de Desdemone ; Shakspeare n’a pas le droit de grâce ; il faut que son héroïne périsse : Racine, au contraire, maître de diriger pour le mieux la liberté de son héros, a pu, malgré l’histoire, faire grâce à Monime.

Est-ce donc que Shakspeare a réussi mieux que Racine à peindre des héros qui ne fussent pas de son pays ou de son temps ? Mais le poète n’exprime guère, quelles que soient ses prétentions, que des âmes de son temps et de son pays. Le César de Shakspeare et son Brutus, aussi bien que son Othello et son Hamlet, sont des hommes et peut-être des Saxons du XVIe siècle, tout comme le Mithridate et le Bajazet de Racine sont des Français du XVIIe. Seulement il arrive que la philosophie cachée de Shakspeare est plus naturelle et plus générale que la philosophie presque explicite de Racine. La philosophie de Shakspeare accepte l’homme tel qu’elle le trouve, assez voisin de la nature, et permet que l’art l’exprime tel quel ; la philosophie de Racine s’exerce sur un type d’homme très particulier, très cultivé, déjà par lui-même presque artificiel, et ne l’abandonne même pas lorsqu’elle l’a livré à l’art, qu’elle accompagne perpétuellement. Ainsi le caractère d’Othello, sans que l’auteur ait fait plus d’efforts, — et bien au contraire, — vers la psychologie ethnographique, géographique, historique, sera plus acceptable pour celui d’un Maure, général des armées de Venise à l’époque des guerres de cette république contre le Turc, que le caractère de Mithridate, du Mithridate français, pour celui du roi de Pont. Que si l’on me dit que l’Achille de Racine et son Oreste sont plus éloignés que son Mithridate de la vraisemblance historique, que l’un ressemble plus au comte de Guiche qu’au farouche vainqueur d’Hector, et l’autre à un ambassadeur du roi-soleil plus qu’à un envoyé de l’Atride, et que pourtant l’un ne nuit pas à l’intérêt d’Iphigénie en Aulide ni l’autre à l’intérêt d’Andromaque, je répondrai que, d’une part, ces héros fabuleux nous sont devenus plus familiers par toute notre éducation littéraire que ne l’est Mithridate, ce personnage réel,