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à leurs personnages : chacun de ces personnages est un psychologue qui se connaît. Chacun suit la grande règle : « Diviser les difficultés ; » chacun s’analyse, sépare son esprit de son corps, partage ses idées et fait le tri de ses sentimens. Aussi bien les sentimens et les passions ne sont que des idées : l’amour, au témoignage de Descartes, n’est « qu’un attachement de pensée. » — D’autre part, si la passion est une idée, la conscience psychologique est une jouissance : quelles que soient nos passions, « nous avons du plaisir de les sentir exciter en nous, et ce plaisir est une joie intellectuelle qui peut aussi bien naître de la tristesse que de toutes les autres passions. » Cette joie intellectuelle, nos héros tragiques n’en sont jamais privés ; elle naît chez eux aussi bien de la haine que de l’amour, et non-seulement de la tristesse, mais du désespoir même et de ce désordre apparent qui, dans les douleurs extrêmes, leur tient lieu de folie. Les héros de Corneille sont libres, et la fin du drame n’est que le triomphe de leur volonté sur leur passion. Chez ceux de Racine, la passion domine le plus souvent la volonté ; mais s’ils ne sont pas libres, du moins ils pensent l’être : la preuve en est qu’ils délibèrent. Ainsi M. Mertet peut appeler Phèdre « le drame de la conscience » et marquer par ce caractère la différence de la tragédie de Racine à la tragédie d’Euripide ; ainsi M. Krantz peut écrire : « Les fureurs de Phèdre et d’Hermione sont jusqu’à un certain point raisonnables, puisqu’elles sont raisonnantes et surtout conscientes. » Et ailleurs : « Sur la scène romantique, l’âme des personnages se manifeste surtout par la spontanéité, l’irréflexion, la soudaineté illogique des déterminations, tandis que l’âme des personnages classiques se possède, s’analysa, réfléchit jusque dans la passion et délibère raisonnablement jusqu’au plus aigu de la crise. »

Faut-il ajouter que cette « soudaineté illogique des déterminations » que M. Krantz remarque chez les héros du romantisme, n’est illogique qu’en apparence ? C’est justement cette logique secrète que nous trouvons dans Shakspeare, et là-dessus M. Krantz, en dépit des mots, est sûrement d’accord avec nous, La passion d’Othello est aussi logique que celle de Phèdre, mais non logicienne ; ses raisons sont cachées et non oratoires. Il y a sans doute au théâtre deux logiques de la passion, l’une classique, l’autre romantique ; on peut préférer à l’art vivant de celle-ci l’artifice merveilleux de celle-là, mais l’une existe aussi bien que l’autre. L’auteur d’Othello ne suit pas la même marche que l’auteur de Phèdre, et cependant il n’ignore ni son art ni le cœur humain. C’est que la passion de Phèdre n’est pas seulement logique, mais logicienne, et c’est dans ce sens que Racine a pu écrire dans sa préface que ce caractère était peut-être ce qu’il avait « mis de plus raisonnable sur le théâtre. » S’il est un personnage classique qui ressemble à ceux du drame shakspearien par ceci qu’une seule idée, dans son esprit, s’est répandue à travers les autres pour les corrompre toutes, ce