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molestèrent ses peuples, firent recevoir la nouvelle de sa mort avec une indifférence à laquelle se mêlaient des soupirs de soulagement. Ses successeurs, éclairés par son exemple, s’y prirent tout autrement que lui. Au lendemain des effroyables désastres où s’était engloutie la grandeur naissante de la Prusse, Frédéric-Guillaume III et ses sages conseillers surent remédier à une situation qui semblait désespérée en encourageant la liberté de l’industrie et du commerce, en réveillant la vie publique, en faisant de la Prusse une nation instruite et agissante, capable de faire elle-même ses affaires. Il y a seize ans, quand fut fondée la Confédération du Nord, trois monopoles subsistaient encore, celui du sel, des cartes à jouer et des maisons de jeu ; ils ont été tous trois abolis.

Aujourd’hui M. de Bismarck s’efforce sans succès de remonter ce courant. Le seul gouvernement qui lui agrée est celui qui dépense beaucoup pour accomplir de grandes choses et pour faire par-dessus le marché le bonheur « du pauvre homme. » Mais les Allemands croient à tort ou à raison que les monopoles font hausser le prix de toutes les denrées, que les marchandises d’état sont chères et mauvaises, schlecht und theuer, que la dépense seule est évidente, que le profit est beaucoup moins certain. Ils s’obstinent à douter qu’un immense train de maison soit nécessaire à la prospérité d’un peuple, que s’ils se prêtaient aux désirs de leur chancelier, il y eût dans toute l’Allemagne un heureux de plus. Pendant longtemps encore, ils porteront dans la vie publique l’esprit domestique et bourgeois. Il leur paraît que, dans un état bien organisé comme dans un bon ménage, on ne règle pas son gain sur ses appétits, mais ses dépenses sur son revenu. Ils ont supporté autrefois sans trop murmurer beaucoup d’oppressions de leurs gouvernemens, parce que cette tyrannie avait quelque chose de patriarcal. Mais rien n’est moins patriarcal que M. de Bismarck et son césarisme, et ils se prennent à trouver quelquefois que ce grand homme est un étranger qui leur parle napoléonien.

Chaque métier a ses lois, ses pratiques, ses vertus. Les qualités d’esprit et de caractère qui font le grand diplomate ne sont pas celles qui servent à bien gouverner un pays. Rien n’est plus utile à un ministre des affaires étrangères que cette parfaite liberté du jugement qui lui permet de ne chercher que son intérêt, sans écouter ses sympathies ou ses aversions naturelles, et de s’accommoder aux circonstances sans autre souci que d’y trouver quelque chose à gagner. Dans toutes les négociations qu’il a si heureusement conduites, M. de Bismarck n’a jamais été gêné par ses doctrines ou ses principes, ni même par ces vues générales ou généreuses qui s’imposent quelquefois aux grands hommes, car il se soucie moins d’être un grand homme qu’un grand Prussien. C’est à l’Europe de se tirer d’affaire