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aux alimens, de la répandre dans les rues, dans les maisons, jusque dans les mouchoirs et les jarretières. M. Littré nous démontre que, même si ces accusations eussent été fondées, ces semeurs de peste n’eussent causé aucun mal ; car il est prouvé depuis le XIIIe siècle que les animaux peuvent manger sans danger les débris d’un corps pestiféré et que la peste n’est pas contagieuse par l’attouchement des cadavres, mais seulement par l’attouchement des vivans ou des objets qui leur ont appartenu. Ainsi la sémination de la peste fut un faux crime, comme la sorcellerie[1].

La peste n’eut pas le triste privilège de décimer les populations du moyen âge. La variole apparut en Occident vers le IVe siècle, comme nous le prouve une relation de Plinius Valerianus. Au VIe siècle, Grégoire de Tours nous décrit les ravages qu’elle fait à Marseille, Rome, Clermont et Paris. Pendant plusieurs siècles, elle leva une dîme d’un douzième sur la population de l’Europe, défigurant et aveuglant la plupart de ceux qui échappaient à la mort. Puis survint une maladie étrange : le feu sacré, ou mal des ardens, dans laquelle des membres gangrenés se détachaient du corps. Quelle était cette maladie ? M. Littré pense qu’il s’agit là de la pellagre. En 1485, il survint en Angleterre, et surtout à Oxford, une terrible épidémie qui tuait en quelques heures au milieu de sueurs profuses : c’était la suette anglaise. M. Littré a démontré que cette affection était très comparable à l’affection appelée, dans l’antiquité, maladie cardiaque, et à la maladie moderne nommée suette des Picards, ou suette miliaire. Ces diagnostics rétrospectifs nous enseignent que les maladies éteintes et les maladies nouvelles sont beaucoup plus rares qu’on le pensait. L’étude de ces calamités des temps anciens nous montre combien l’hygiène moderne a diminué le pouvoir meurtrier des épidémies. On ne reste plus les bras croisés devant elles ; on les arrête par des quarantaines, comme pour le choléra ou la fièvre jaune ; on les éteint sur place par les inoculations, comme pour la variole. Et, grâce aux magnifiques découvertes de M. Pasteur, on atteindra peut-être bientôt tous ces génies épidémiques qui terrifiaient nos pères et les condamnaient au fatalisme le plus impuissant. Comme les temps sont changés et combien la foi dans la puissance de la science nous a rendus plus courageux dans la lutte contre le mal ! Nous ne sommes plus au temps où Guy de Chauliac écrivait ces paroles navrantes : « On meurt sans serviteur, on est enseveli sans prêtre ; le père ne visite pas son fils, la charité est morte, l’espérance anéantie. »

Nous venons de voir combien de problèmes historiques M. Littré a éclairés à l’aide des lumières de la science moderne. Pour

  1. Littré, les Semeurs de peste, dans Médecine et Médecins, p. 492.