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Hippocrate lui-même que M. Littré trouve les argumens nécessaires an renversement de la légende. Dans plusieurs passages de ses livres, le médecin de Cos dit que l’art de la médecine existe depuis longtemps et qu’il est dû à une longue expérience. A chaque page, il parle d’instrumens inventés bien avant lui ; à chaque page aussi, nous trouvons des discussions hardies et piquantes contre les anciens médecins. Ce n’est pas ainsi qu’aurait écrit l’inventeur de la médecine. Et puis, si l’on consulte les auteurs non médicaux, on rencontre partout la trace d’une médecine parfaitement établie. Homère avait en anatomie, en chirurgie, en médecine des connaissances et des doctrines dont on retrouve les traces dans la collection hippocratique. Il a pour la médecine le plus grand respect, car il qualifie le médecin de « riche en médicamens et valant à lui seul beaucoup d’autres hommes. » Déjà, au moment de la guerre de Troie, la médecine, en Grèce, devait, comme les arts de la guerre et de la civilisation, avoir dépassé l’époque barbare[1]. Du reste, en fouillant les ruines de la littérature grecque, on trouve partout les débris d’une médecine avancée, dans Euripide, dans Platon, dans Aristophane et les autres comiques, dans les philosophes antésocratiques depuis Alcmæon jusqu’à Démocrite. M. Littré a démontré qu’avant Hippocrate les écoles médicales de Crotone et de Cyrène étaient célèbres quand celle de Cos ne l’était pas encore, qu’une énumération des maladies avait déjà été tentée par les médecins de Guide, qu’Euryphon traitait déjà la pleurésie par la cautérisation et que la langue médicale technique était créée. Il existe déjà une doctrine qui place le développement des maladies sous les influences générales du monde extérieur et les influences particulières du régime ou des lois qui gouvernent les efforts et les crises de la nature, système oublié par les historiens et reconstitué par M. Littré. Quand Hippocrate arrive, il s’empare de toutes ces doctrines, de tons ces faits, les soutient avec talent, les développe avec bonheur et féconde ce qui existait avant lui. Tant il est vrai que rien dans les sciences n’est un fruit spontané qui germe sans préparation et mûrisse sans secours.

Mais alors, dira-t-on, M. Littré a amoindri l’Hippocrate que nous connaissions avant lui. Point du tout ; l’Hippocrate de l’histoire vaut bien celui de la légende. Si M. Littré lui a enlevé le titre de père de la médecine, il lui a rendu celui de père de la médecine scientifique. C’est lui, en effet, qui, arrachant la médecine aux conceptions métaphysiques écloses dans le sein des écoles philosophiques et l’élevant au-dessus de l’empirisme, a commencé ce grand travail d’élaboration qui a créé la véritable méthode d’observation

  1. Littré, Journal des savans, article sur Oribase, 1855.