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accomplis dans les expropriations, parce que les commissaires chargés de statuer sur les indemnités appartenaient tous au ring de New-York et parce que les juges avaient été, comme la législature elle-même, achetés à beaux deniers comptans : il fallut qu’un comité de soixante-dix citoyens se formât pour dénoncer et poursuivre les juges concussionnaires et s’épuisât en efforts inouïs pour briser la coalition. C’est encore dans l’état de New-York que s’engagea, en 1869, entre les deux grandes compagnies de l’Erié et de la Susquehanhah cette lutte incroyable à coup de jugemens rendus par les affidés des deux belligérans, qui finit par aboutir à la proclamation de la loi martiale. Dans l’Ouest, trois ou quatre compagnies, ayant monopolisé les transports dans les ports de l’Atlantique, ont vu se retourner contre elles leurs procédés d’accaparement : leurs adversaires, en possession des législatures, ont fait tarifer les transports par des lois, au mépris des droits acquis, et les juges ne sont élus que s’ils promettent d’appliquer ces lois, malgré leur inconstitutionnalité[1]. « On raconte même, disait à la tribune française M. le garde des sceaux Humbert, que, dans certaines villes, les voleurs sont « parvenus à faire élire leurs complices. » Ces paroles furent accueillies, dans la séance du 8 juin 1882, d’après le compte-rendu in extenso, par une hilarité générale. Il est probable que, de l’autre côté de l’Atlantique, elles n’eussent pas soulevé la moindre hilarité.

« Quand le juge, lit-on dans le New-York Observer du 10 février 1870, est regardé comme complice de spéculateurs ou d’hommes d’un parti politique ; quand il se permet d’ignorer toute responsabilité excepté envers ceux par lesquels il a été élu ou par lesquels il espère être réélu, les fondemens mêmes de l’ordre social sont ruinés… Si l’on en est venu au point que les criminels arrivent par cabale à élire ceux qui les délivreront de la sellette, voyons si l’on ne peut trouver quelque voie pour élever à cette position des hommes connus pour craindre Dieu et haïr la cupidité. » Presque à la même date, le New-York Times démontrait aisément qu’aucune police ne peut subsister à côté de ce « corps judiciaire corrompu. » « Nous avons souvent dit, répète à l’autre extrémité de l’Union l’Abeille de la Nouvelle-Orléans, que la justice n’était qu’un vain mot à la Nouvelle-Orléans en ce qui regarde les criminels. Un assassin, pour peu qu’il ait de l’argent et qu’il retienne les services d’un avocat influent, est presque toujours certain de se faire acquitter ou sinon, dans le cas où l’opinion publique serait trop ouvertement contre lui, on s’arrange pour faire renvoyer son procès de mois en mois jusqu’à ce que les témoins à charge, séduits

  1. M. Cl. Jannet, ch. VII.