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caresses comme à ses menaces et voudraient lui ôter le droit de les élever à un poste supérieur comme on lui ôte celui de les déplâtrer sans leur consentement. Mais le prince ou le président de la république n’est pas le seul maître dont il faille craindre l’influence.

Si le juge est élu, c’est du corps électoral qu’il dépendra. Donc il deviendra tout aussi nécessaire de le protéger contre le corps électoral qu’il l’est aujourd’hui de le protéger contre le chef de l’état. Cela sera même plus nécessaire. Étudiant les rapports d’Henri IV avec les parlemens, je signalais, en 1877, un certain nombre de grands procès qui avaient attiré l’attention de ce prince et je le blâmais d’avoir fait connaître, en écrivant aux magistrats, à laquelle des parties il s’intéressait. Mais Henri IV, au demeurant, ne s’intéressa et ne pouvait s’intéresser qu’à un très petit nombre de causes. Un chef d’état, un ministre même, outre qu’ils répondent de la justice au pays et, par conséquent, gardent un intérêt direct à ce qu’elle lui soit rendue, sont placés trop haut pour tracasser le juge dans l’exercice continuel et quotidien de sa fonction : quand ils ne seraient gênés par aucun scrupule, leur intervention est limitée par la force des choses. Il n’en est pas de même d’un corps électoral, quel qu’il soit. D’abord, par cela seul que la responsabilité se dissémine entre ses membres, aucun d’eux ne se croit responsable, aucun ne se figure qu’il ait de comptes à rendre, car chacun entend bien que, si le juge doit obéir sans réplique à ses sollicitations, celles du voisin soient accueillies avec une morne indifférence. Mais ce qu’il y a de plus lamentable, c’est qu’il n’y a pas pour l’électeur de petits procès. Celui-ci s’intéresse à tout. Il n’est pas une question de servitude urbaine ou prédiale qui ne soit capable de l’enflammer. Ce tribunal élu ne connaîtra pas un jour de repos, il n’aura pas à rendre une sentence interlocutoire dans le plus misérable litige qu’il ne soit harcelé par ses justiciables, devenus ses maîtres. Enfin, comme il n’existe pas de corps électoral sans qu’ils y forme immédiatement une majorité, celle-ci tolérera bien difficilement qu’on n’ait pas pour elle des égards tout particuliers. A quoi servirait-il, je le demande, d’avoir vaincu dix fois sur le champ de bataille électoral, fait un député, des conseillers généraux, des conseillers d’arrondissement, des conseillers municipaux et placé l’écharpe à la ceinture d’un maire, s’il fallait qu’un adversaire, encore meurtri de ses défaites, prît ou crût prendre une revanche dans un procès douteux ? Un juge sera bientôt suspect s’il ne comprend pas cette argumentation décisive, et son impartialité ne sera qu’une forme de la résistance aux vœux de cette majorité ; La justice, ce sera la volonté du corps électoral.

Plus le juge sera rapproché des justiciables et plus cet esclavage sera dur. A coup sûr, les conseillers à la cour de cassation ne seront