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LE PRIX DE LA VIE HUMAINE. 510 (quel que fût l’idéal de sa foi), enfin cette volonté héroïque consacrée au travail, cette jouissance profonde de l’exercice de son activité et de ses résultats accumulés, ce sentiment énergique et fier sans orgueil de ses forces fécondes, uniquement appliquées au vrai durant le cours d’une si longue existence, tout cela semble bien être le gage d’un bonheur solide et élevé.

Resteraient pourtant quelques questions très importantes à résoudre en vue du problème général que nous étudions. Ces nobles instincts qui, en gouvernant la vie de M. Littré, lui donnèrent de si belles et de si hautes satisfactions ne prouvent-ils pas contre son système et ne sont-ils pas une protestation de la réalité vivante contre la logique des théories dans lesquelles il a en vain essayé d’emprisonner son esprit ? Ces instincts ne seraient-ils pas un résidu indissoluble des anciennes civilisations, une résultante héréditaire des vieilles doctrines, ou mieux encore ne tiendraient-ils pas au fond même de la nature humaine, n’en seraient-ils pas l’expression naturelle, l’aspiration légitime vers quelque chose d’éternel et d’absolu en contradiction avec le positivisme ? Enfin, quand on étudie de près la vie et la conscience de M. Littré, quand on le voit si prompt à reconnaître ses erreurs, si empressé à se rectifier et à se corriger lui-même, n’est-il pas permis de croire qu’il ne se reposa jamais complètement dans la pleine et tranquille possession de la vérité ? Qui peut dire s’il ne lui arriva pas un jour, une heure, de sentir cette disproportion entre ses instincts et sa doctrine ? Ce sont là des questions réservées à la psychologie intime. En tout cas, il faut ouvrir une catégorie à part à ces personnalités d’élite et d’exception qui trouvent dans la hauteur de leur nature, dans la culture intellectuelle la plus élevée, dans la conception des grandes idées politiques ou sociales, l’emploi de l’activité qu’ils sentent en eux et des raisons d’être heureux, incontestables dans le fait, quand bien même elles ne seraient pas justifiées par la logique. Mais parmi les hommes qui naîtront dans un siècle positiviste, tout aussi bien que dans nos générations actuelles, combien en pourra-t-on compter de cette trempe ?

Pour les autres, qui sont la grande masse humaine, quelles prévisions peut-on faire raisonnablement, en évitant autant que possible toute exagération de parti-pris qui les discréditerait ? Il n’est pas douteux que la vie ne perde son prix absolu pour les chercheurs d’idéal sous toutes ses formes et pour les âmes simplement et instinctivement religieuses, quand il sera admis comme un dogme que toute la connaissance est bornée par l’expérience positive et quand ce dogme aura passé dans les habitudes mentales des générations. Mais, pour la grande majorité des hommes, la vie, au lieu de