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raisonnera très souvent le trop ingénieux calculateur que nous portons en nous, et le résultat ordinaire de cette double opération d’arithmétique, une addition et une soustraction, c’est que nous choisirons presque certainement de nous épargner à nous-mêmes le plus grand mal au risque d’un moindre mal pour la communauté. « Il suit de là que les conditions générales d’un bonheur indéterminé forment un idéal absolument impropre à contre-balancer les tentations personnelles, ou même à nous inspirer la volonté requise pour les renoncemens que l’on nous demande[1]. »

Il ne paraît donc pas possible de faire de la sympathie exaltée une règle universelle et toujours agissante. C’est une pure utopie que de vouloir gouverner la vie humaine par la sensibilité désintéressée, à moins qu’elle ne s’inspire elle-même dans quelque obligation supérieure qui contienne ses défaillances, qui prévienne ses caprices, qui déjoue ses illusions plus ou moins volontaires, qui fixe ses incertitudes et règle sa perpétuelle inconstance. Tous ces appels éloquens ou lyriques au renoncement et à l’abnégation resteront sans écho et sans réponse auprès de ces âmes médiocres qui sont après tout la foule humaine. Si elles ne se sentent pas obligées à la bienveillance, sans la repousser absolument, elles la subordonneront à ce qui leur est plus intime et plus cher, la recherche de leur propre bonheur. Elles resteront fermées, dans l’habitude de la vie, à ces nobles conseils qui ne sont pas et ne peuvent pas être des ordres. Tout cela ne réussit pleinement que pour les belles âmes, qui précisément n’en ont pas besoin. Ne trouvent-elles pas en elles-mêmes ces instincts et ces sentimens nés avec elles, fortifiés par la plus délicate culture ?

D’ailleurs il faut s’entendre sur ce qu’on nous propose. L’homme moderne est tenu à ne rien accepter sur la foi d’autrui ; c’est le précepte de ses maîtres et la première condition de la méthode expérimentale. Il n’aura garde d’abdiquer son droit au raisonnement quand il s’agira de défendre son droit personnel au bonheur. On veut qu’il prenne l’habitude de préférer le bien général au sien. Mais quel est donc ce bien ? Quel en est le caractère et l’objet ? Si je me sacrifie, au moins dois-je savoir à qui du à quoi profitera ce sacrifice. Il n’y aurait rien de plus niais que l’immolation, ne fût-ce que d’un plaisir, d’une sensation, à un mot pompeux, à une chimère. Ce bonheur général qu’on nous met devant les yeux sous des formes si magnifiques de langage, me paraît bien n’être que la somme des bonheurs individuels. Si ce n’est que cela, pourquoi m’y subordonner ? Mon bonheur vaut celui des autres, et il mérite au moins autant

  1. W. Mallock, p. 75.