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Voyez ce qui se passe, même chez un homme bien intentionné, quand il s’agit de la comparaison toujours délicate des conditions de son bonheur, propre avec celles du bonheur général, évidemment, si nous pouvons, sans aucun inconvénient pour nous, réprimer tous ces désirs qui, comme le dit M. Huxley, « vont à l’encontre du bien du genre humain, » tous, — presque tous, faudrait-il dire, car il y a encore à faire la part des mauvaises volontés, — presque tous, nous le ferons volontiers. Mais si la répression de soi-même entraîne de graves difficultés, si elle exige un combat constant, pour nous décidera nous abstenir d’une action, il nous faudra voir clairement que le bonheur qu’elle enlève aux autres dépasse de beaucoup celui qu’elle nous donnerait. « Supposez, par exemple, qu’un homme soit amoureux de la femme de son ami et qu’il ait pris l’engagement de la conduire un soir au théâtre. Évidemment il y renoncera, s’il sait qu’en donnant suite à son projet il causera quelque grave accident et fera brûler-vifs tous les spectateurs de la galerie. Mais il n’y renoncera sans doute pas pour l’unique raison que son exemple fera baisser un peu le niveau moral parmi ceux qui occupent les stalles[1]. » On est toujours plus ou moins enclin à tricher à son profit quand on met en balance les deux genres de bonheur qu’il s’agit de peser. Pour ce qui est du bonheur de la communauté, on n’en met qu’une partie dans le plateau, on le désavantage autant qu’on peut avant l’opération ; on calcule, par exemple, que ce qui doit augmenter mon plaisir dans la proportion d’un million de livres ne coûtera pas à chaque membre de la société la moitié d’un liard. Me voici dans une alternative très fréquente, au moins si je considère la moyenne de la vie. Je sais, d’un côté, que telle ligne de conduite me procurera de grands avantages ; d’autre part, je sais que, si tout le monde suivait cette même ligne de conduite, elle causerait un grand préjudice général ; mais je sais aussi qu’en fait ma façon d’agir, à moi, dans ce cas particulier, sera à peine nuisible à la communauté, ou ne l’atteindra en tous casque très légèrement. Aussi mon choix ne se réglera-t-il pas sur celui du matelot qui se dévoue dans le naufrage, parce que l’alternative est là brutale et violente : sauver sa vie aux dépens d’une femme, ou sauver la vie d’une femme en risquant la sienne. Ici il s’agit d’un moindre intérêt, et, par un ingénieux artifice de logique intérieure, la proportion des enjeux est renversée : ce serait, par exemple, l’alternative très captieuse de laisser cette femme perdre une boucle d’oreille, ce qui est fort léger, ni de me casser, à moi, un bras, ce qui est grave. Voilà comment

  1. W. Mallock, p. 69 et sq.