Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/504

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a-t-il pas là encore bien des illusions ? Dans cet ordre d’idées, M. Mallock raisonne à merveille. C’est une des bonnes parties de son livre. J’abrège quelques pages en tâchant, toutefois de leur conserver leur saveur originale. — Ces beaux sentimens se trouvent dans la pratique bien insuffisans, quand ils ne sont pas soutenus et dirigés eux-mêmes, par une idée supérieure à eux, qui leur donne ce qu’ils ne peuvent pas avoir, l’obligation, la cohésion et la durée. Ils sont inégalement distribués entre les hommes, ils agissent d’une façon capricieuse et partiale ; il suffit pour les paralyser d’un retour de l’égoïsme, qui est fréquent et avec lequel il faut toujours compter. Nous voyons des exemples d’héroïsme désintéressé se produire chez des hommes grossiers, tout spontanément, dans des naufrages, par exemple. On pourrait croire, à voir cette spontanéité merveilleuse dans le dévoûment, que c’est bien la vraie nature de l’homme qui se traduit ici, qu’il y a chez l’homme une force constante de bienveillance et de sympathie que nous apprendrons peu à peu à utiliser, à diriger à coup sûr. Mais que notre optimisme ne s’endorme pas. Voilà que chez les mêmes hommes, dans un autre ordre de faits, l’égoïsme va éclater avec une violence inattendue. Ce matelot, le même qui, hier, exposait ses jours pour sauver une femme à bord d’un bateau, prêt à sombrer, la renversera et l’écrasera aujourd’hui pour échapper à l’incendie dans un théâtre. Il faut même reconnaître que c’est la tendance la plus commune que le matelot personnifie dans le dernier cas. Aucun de ceux qui ont étudié l’histoire ne dira le contraire. Les vies des plus grands hommes, les vies mêmes de ceux qui ont été les meilleurs sur cette terre, ne seraient pas des dernières à témoigner de la force persistante de ces tendances. Quelque large part qu’on accorde aux instincts désintéressés, il faut bien, reconnaître qu’ils n’ont en général qu’une puissance très limitée et ne se montrent forts qu’à des rares instans, dans des circonstances exceptionnelles. En l’absence du motif supérieur, ils prédominent, mais seulement lorsque l’avantage à procurer aux autres se trouve momentanément investi d’une valeur singulière, et que la perte qu’on a soi-même ! à faire est aussi singulièrement réduite ; ou bien encore, lorsque la possibilité de choisir entre deux partis disparaît subitement, pour ne laisser d’autre alternative que l’héroïsme ou la honte. Mais pareille chose n’arrive que dans les événemens rares, les grands périls, les grandes catastrophes. Or ce qui mérite réellement de nous occuper, c’est l’état ordinaire de la vie, où les sentimens sont à leur diapason normal. Et dans ce cas, le désintéressement, tout en restant un fait aussi certain que l’égoïsme, se trouve essentiellement au-dessous de la tâche qu’on lui demande ; il s’en faut bien qu’il soit une des puissances directrices de la vie.