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diffus ou de spiritualisme latent, les habitudes collectives de la race, de la nation ou de la famille, les habitudes individuelles de l’homme lui-même, contractées en dehors de ses convictions nouvelles. Tout cela est très difficile, très délicat, très compliqué. La question de l’athée honnête homme n’est donc pas une question de fait. Dans le fait, elle est trop aisément résolue. Pour la rendre intéressante, il faut la transformer en un problème de logique ; il faut se demander si la morale de l’avenir, uniquement déduite de l’expérience positive, pourrait produire théoriquement ce que la civilisation actuelle appelle un honnête homme. Là seulement serait l’intérêt du débat. Et, pour résoudre la question, il faudrait d’abord écarter tous les élémens de civilisation antérieure, fixés de longue date dans la conscience qui serait soumise à l’examen. Reste à savoir si, dans le fond de cette conscience, il ne subsistera pas encore toute une série d’instincts et d’aspirations irréductibles à la morale positive, des forces secrètes dérivant d’une essence incomplètement connue par la psychologie cérébrale, des énergies intérieures d’impulsion, qui, même dans le triomphe apparent de la morale nouvelle, la dépasseront de tous les côtés, la domineront, élèveront l’homme au-dessus de sa doctrine et lui referont, en dépit d’elle, une moralité supérieure, inexplicable par ses idées.

De ces divers élémens de la question, le plus considérable est l’influence occulte du christianisme, survivant à sa défaite officielle dans certaines âmes. Personne n’a mieux décrit que M. Renan, dans une circonstance récente, cet état de conscience, si fréquent parmi nos contemporains, chez lesquels un minimum d’idée religieuse, persistant à travers le rationalisme sec ou l’empirisme rigoureux, soutient encore et dirige la vie morale. Ce pénétrant observateur nous traçait la peinture d’une âme, qui, après des études faites pour le ministère pastoral, avait rompu avec la vieille tradition et était entrée dans la voie de la philosophie et de la critique allemandes[1]. « Ce changement, nous dit-il, comme il arrive souvent, ne modifia en rien ses règles morales… Une vie entière était parfumée par le souvenir de ces croyances fécondes dont on pouvait sacrifier la lettre sans abandonner l’esprit. » Il marque d’un trait bien personnel « cette heure excellente du, développement psychologique, où l’on garde encore la sève morale de la vieille croyance sans en porter les chaînes scientifiques… A notre insu, c’est souvent à ces formules rebutées que nous devons les restes de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide ; après nous, on vivra de l’ombre d’une ombre. — Je crains, par momens, que ce

  1. Séance de l’Académie française du 25 mai 1882.