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capables de plaire au public sous le double masque du chanteur et du comédien, maintenant qu’il faut être tout l’un ou tout l’autre.

L’auteur d’Euphrosine, de Stratonice, d’Ariodant, de l’Irato, d’Uthal, d’une Folie et de Joseph n’a point seulement marqué sa place au premier rang des musiciens de théâtre, il a écrit aussi des symphonies, des hymnes patriotiques, et nous lui devons le Chant du départ, ce frère immortel de la Marseillaise, mais d’un patriotisme en quelque sorte amendé, plus national que révolutionnaire et que ne repousse aucun parti. Longtemps, sous le consulat, les orchestres le jouèrent chaque jour avant les spectacles, prévenant ainsi toute autre demande que le gouvernement de cette époque n’eût point tolérée. La Marseillaise est faite pour être chantée en plein vent et sans le secours de la symphonie ; le Chant du départ, morceau d’inspiration calme et splendide, donne davantage à l’intérêt musical proprement dit. Supprimez les entrées d’orchestre, les imitations jetées largement dans la partis basse, et les voix se trouvent isolées, les vides se montrent. Peut-être même est-ce son caractère d’œuvre d’art qui vaut au Chant du départ cette adhésion unanime dont nous parlons. Méhul a célébré la république à chacune de ses phases, il a chanté tour à tour le 8 juillet (O glorieuse destinée ! à deux orchestres, exécuté aux Invalides en 1797) ; l’Hymne à la raison (O raison, puissance immortelle ! ) ; le 9 thermidor (Salut ! neuf thermidor ! ) ; le Chant du départ (La Victoire en chantant) ; le Chant du retour, l’Hymne à la paix et la Cantate de Roland (Où vont tous ces preux chevaliers ? ) écrite à l’époque du camp de Boulogne. Il aurait donc ainsi chanté, sinon l’empire, du moins pour l’empire, ce qui s’explique par ses relations avec le premier consul, relations un moment très familières, ayant commencé chez Mme de Beauharnais et s’étant continuées ensuite à la Malmaison, où Méhul dînait une fois par semaine. Ces rapports intimes ne cessèrent que lors du couronnement, mais sans qu’il y eût brouille ni rupture, et tout simplement à cause de ces pratiques et rituels de cour dont Napoléon usait avec un pédantisme dont il aurait assurément ri le premier si le hasard l’avait fait naître Bourbon ou Habsbourg.

L’empereur visitait les places-fortes du Nord ; il vint à Givet. Le père de Méhul se présente à l’hôtel de ville et demande à parler à sa majesté. Au nom de Méhul, le chambellan de service court prendre les ordres de l’impératrice et revient quérir le vieillard tremblant. Joséphine le fait asseoir et d’un air de bonté parfaite : « Mon mari, dit-elle, visite les fortifications de Charlemont ; mais ne vous impatientez pas, monsieur Méhul, il rentrera bientôt et sera charmé de vous voir. » Puis, courant à la rencontre de l’empereur, elle l’amène près du brave homme, à qui Napoléon répond : « Méhul est un grand musicien et un honnête homme. Je suis charmé de voir son vieux père ; à mon retour à Paris, je m’empresserai de lui en donner des nouvelles ». » En effet,