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même ; mais il ne peut y avoir plus sous le rapport de la quantité de force. Ce qui revient à dire qu’il ne peut surgir aucune cause nouvelle, mais seulement des effets nouveaux. En un mot, il ne peut exister plus de causes qu’il n’en existe, mais il peut y avoir plus d’ordre dans les effets. Ce n’est pas tout. Si nous pouvons accorder en un sens que rien ne vient de rien, il m’est pas moins vrai, d’autre part, que rien ne retourne à rien : In nihilum nihil. Or les partisans de ce qu’on pourrait appeler l’évolution renversée, qui, comme M. Ravaisson, font sortir l’imparfait du parlait, l’inférieur du supérieur, par une sorte « d’abaissement, » de « chute, » de « sacrifice » volontaire, semblent supposer eux-mêmes une limitation, un anéantissement au moins partiel de la perfection préexistante. Aussi avons-nous vu M. Ravaisson expliquer le monde par une « mort » partielle de la divinité. Mais cette supposition renverse le principe de causalité et d’équivalence des forces encore bien plus que l’autre hypothèse.

A la formule de Comte et de M. Ravaisson nous opposerions volontiers, en terminant, une formule toute contraire, qui résulte de ce que nous avons plus haut essayé d’établir : le supérieur, dirions-nous, ne peut produire l’inférieur quand sa supériorité est assez grande et digne de ce nom ; un être ne produit jamais quelque chose d’inférieur que par impuissance, conséquemment par une infériorité sous le rapport de la puissance, sinon sous les autres rapports. L’inférieur seul, en dernière analyse, produit donc l’inférieur. Ce principe posé, si on imagine une toute-puissance jointe à la science et à la bonté absolues, la production de quelque chose d’inférieur ne pourra plus s’expliquer ni par une supériorité ni par une infériorité dans la cause première ; elle ne s’expliquera donc par rien, et voilà de nouveau le principe même de causalité renversé. — Mais alors, dira-t-on, si le progrès fait naître le supérieur de l’inférieur, comment la quantité de force ne s’accroît-elle pas dans l’univers ? La réponse est contenue dans ce qui précède : autre chose est la quantité de force, autre chose est la qualité des résultats par rapport à la satisfaction esthétique et morale des êtres pensans, c’est-à-dire de l’intelligence, de la sensibilité, de la volonté, — satisfaction que nous appelons précisément supériorité, perfection, beauté, moralité. La même quantité de force disponible peut, avec le temps, être organisée et en quelque sorte orientée différemment par rapport à ce centre de perspective : le bonheur des êtres sentans et pensans. L’architecte ne crée pas des pierres nouvelles, mais il les dispose d’une nouvelle manière. L’idéal est la réalité redistribuée dans l’ordre le plus propre à satisfaire la pensée et le sentiment. La perfection ici, au lieu d’être l’existence même comme dans l’autre doctrine, est un développement, une évolution, se traduisant