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est la prédestination, — l’une des formes du fatalisme radical, que les théologiens s’efforcent vainement de concilier avec la liberté qu’ils admettent. Le fatalisme théologique représente nos actions comme prédéterminées par une volonté supérieure. Leibniz croyait réconcilier la liberté avec cette doctrine en admettant, comme mode d’action du principe suprême, non une impulsion mécanique, mais un attrait esthétique ; de même, pour Aristote, la beauté absolue meut le monde comme cause finale et non comme cause efficiente. Telle est aussi l’idée par laquelle M. Ravaisson s’efforce de rendre l’action divine compatible avec sa conception de la liberté humaine. — Mais, peut-on objecter, qu’importe la nature du moyen employé par Dieu pour mouvoir le monde, — attrait esthétique ou impulsion physique, finalité ou mécanisme, — si le résultat demeure toujours et nécessairement prévu et, en conséquence, prédéterminé ? Bayle demandera avec raison : — Supposons qu’un homme en entraîne un autre à un meurtre par un attrait et une séduction quelconque, sensuelle ou intellectuelle, au lieu de le forcer à prendre une arme et à frapper : cesse--t-il, pour cela, d’être l’auteur ou le complice du meurtre ? Il en est de même quand l’attrait détermine au bien, non au mal : c’est toujours un attrait séducteur, et la prédestination est égale dans les deux cas. La délectation victorieuse des théologiens, qui incline par un charme irrésistible, est donc un fatalisme plus agréable, mais non moins sûr et non moins absolu que celui de l’impulsion brutale et matérielle. Au reste, impulsion et attraction ne sont que les noms divers et relatifs d’une même nécessité : que les particules de fer se précipitent sur l’aimant par impulsion ou par attraction, peu importe, s’il est finalement certain qu’elles s’y précipiteront. L’attrait, pour un être doué de sentiment, est même une nécessité plus profonde et plus irrésistible encore que l’application d’une force mécanique à ses bras ou à ses jambes, car le lien pénètre alors en lui au lieu de lui demeurer extérieur ; bien plus, ce lien devient sa nature, son caractère, il devient l’homme lui-même, et l’homme ne peut pas plus s’en séparer que de soi. M. Ravaisson aura beau dire qu’en ce cas, en obéissant à ce lien, nous nous obéissons à nous-mêmes et que s’obéir, c’est être libre, nous répéterons que l’obéissance à notre nature, c’est-à-dire en définitive à notre constitution morale et à notre tempérament physique, combinés avec l’influence du milieu, ne saurait constituer ce que les spiritualistes appellent liberté. Tout, dans l’univers, obéit à sa nature, qui, par une analyse plus complète, se rattache à la nature entière et est, au fond, la nature même. Il ne suffit donc pas de donner à la nature le nom plus doux et plus esthétique de grâce pour pouvoir admettre en même temps la nécessité et la liberté.