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un monde parfait constituerait un second dieu. Nous répondrons que la prétendue démonstration de l’unité de Dieu est à nos yeux sophistique et que notre éducation monothéiste nous empêche seule de le reconnaître. En effet, on imagine un être absolu et cependant on l’asservit à la loi du nombre, qui est la relativité même, en l’obligeant à ne pouvoir être qu’un plutôt que deux ou une infinité. Tel est le vice caché qui rend le monothéisme aussi inintelligible que le polythéisme. Les Indous, pour expliquer l’univers, prétendent que, du fond de la solitude, l’être infini poussa un jour ce soupir : « Oh ! si j’étais plusieurs ! » et de là naquit le monde. — Mais si l’être parfait ne peut produire que des êtres imparfaits, si la bonté ne peut produire que le mal sous toutes ses formes, Dieu ne réussit nullement à être plusieurs : à l’appel de l’être souverainement heureux ne répond dans l’immensité qu’un gémissement universel. La conception de nos modernes philosophes est moins poétique et n’est pas plus rationnelle. Ils se contentent de répéter avec Leibniz : « Plusieurs dieux se confondraient. » — Qu’en peut-on savoir, et pourquoi les êtres seraient-ils discernables uniquement par leurs imperfections ? Autant revenir à l’argument populaire selon lequel il ne peut y avoir plusieurs dieux « parce qu’ils lutteraient entre eux. » Le nombre un auquel, selon le préjugé hébraïque, on réduit et condamne la perfection, et qu’on impose ainsi à la bonté suprême, est aussi bien une idole que les dieux multiples des païens ; quant au principe des « indiscernables » que la théodicée leibnizienne érige en vérité absolue, il oblige l’Amour sans limites à ne pouvoir produire un être autre que soi et à ne pouvoir l’aimer qu’en donnant à cet être pour attribut distinctif le mal et l’imperfection ; or, un tel être cesse d’être aimable précisément en tant qu’il se distingue de l’amour infini et qu’il a une individualité ; l’amour, en essayant d’enfanter son objet, avorte donc. Ainsi, le spiritualisme traditionnel a beau changer de voie, il aboutit toujours à élever je ne sais quel fatum au-dessus d’une volonté qu’il déclare à la fois absolument libre et absolument aimante : l’arithmétique et la logique se dressent devant la bonté infinie pour lui défendre d’aller plus loin.

Il est, au fond, dans cette conception, une essentielle immoralité, puisqu’on fait dériver de la moralité suprême une loi de mal et de misère : involontaire, cette loi la fait déchoir de sa prétendue toute-puissance ; volontaire, de sa prétendue bonté. Voilà le dilemme dont la théologie n’est jamais sortie et ne semble pas devoir jamais sortir. C’est pourtant cette négation de toute moralité pour nous intelligible qu’on érige en principe absolument nécessaire de la morale et en type suprême de moralité. C’est un amour générateur de la discorde et de la guerre qu’on appelle